Dominique, dos appuyé contre le portail de gauche de la cathédrale, abrité de la bruine par l’exceptionnelle profondeur du porche, surveille la place du parvis qu’il peut embrasser d’un seul regard.
— Monique... Monique !
— Ah, tu es là.
Monique court, coupe presque le passage à une dame en noir, se jette dans les bras de son ami, se serre contre lui.
— Si ce n’est pas malheureux de se conduire comme ça devant la maison de Dieu ! Allez faire vos cochonneries ailleurs ! Jésus Marie Joseph...
— Votre Dieu n’aime pas l’amour, madame ?
— Et insolents avec ça ! Mon Dieu, si ce n’est pas malheureux de voir ça, mon Dieu, mon Dieu, il n’y a plus de respect, plus de jeunesse, plus d’éducation, plus de religion, plus de ...
La dame en noir entre dans le magnifique édifice en secouant la tête tandis que Monique éclate de rire.
— Je voulais justement qu’on visite la cathédrale, on le fait ? provoque Dominique.
— Laisse tomber va ! Laissons-la à ses simagrées et à ses bondieuseries. Je ne connais pas tes opinions, mais pour moi la religion ce n’est pas ça. Laisse, on reviendra plus tard.
— Tu as raison, elle sent déjà la soupe aux poireaux, pas la peine de l’aigrir encore plus.
Le rire de Monique la reprend de plus belle. Sa gaieté, sa joie de vivre irradient.
— Arrête ! Je n’en peux plus.
Il lui prend l’épaule, l’entraîne doucement vers le centre de la place.
— Dominique, tu te rappelles ce que tu as dit à ton bol de soupe ?
— Ah, cette fois, c’est toi qui recommences ! Un peu de charité chrétienne, je te prie. Il redevient sérieux. Oui je sais ce que je lui ai dit.
— Tu as employé un mot... tu le pensais ?
— Je le pensais, je le pense et... je le ressens.
Monique se colle avec force contre lui, l’embrasse avec passion.
— Attention, la soupe peut revenir ! Ça a marché ton parrainage ?
— Puisque je suis là ! Oui, le père de mon amie de deuxième année a tout de suite téléphoné à mes parents qui ont accepté.
— Tes parents te font confiance ?
— Ils me font confiance. Tu penses qu’ils ont tort ?
— Qu’est-ce que tu veux faire ? Où veux-tu aller ? Je te proposerais bien une promenade sur les remparts, mais il ne fait pas très beau.
— Allons plutôt au cinéma, au Kursaal la séance de l’après-midi commence à deux heures et demie - elle prend le poignet du garçon, le tourne pour lire l’heure : - dans vingt minutes. On prend le dur ?
— Si ça te fait plaisir, je suis d’accord. Qu’est-ce qu’on joue ?
— Un film de René Clair, Les Grandes Manœuvres avec Michèle Morgan et Gérard Philippe ; ça devrait te plaire. Il y a une nouvelle actrice qui s’appelle Brigitte Bardot. Elle est blonde...
— Personne n’est parfait !
— Elle est belle et super bien roulée, mieux que moi !
Monique lève les yeux vers Dominique qui répond, ironique :
— Tu cherches le compliment ?
— Non, je constate.
— Pour moi, tu vaux toutes les Brigitte Bardot du monde.
Dans la queue, devant l’entrée du cinéma, Monique tend un billet de cinq cents francs à son ami.
— Chacun paye sa place, je veux que ce soit entendu comme ça.
— Tu sais, je ne suis pas bien riche mais je peux t’offrir le ciné.
— On partage tout ! C’est mieux, c’est plus juste, plus sain et je serai plus à l’aise.
Il se penche et lui murmure à l’oreille :
— On partage aussi les baisers ?
— Tu as aimé ?
— J’ai aimé ce que j’ai vu, c’est à dire pas grand-chose, mais j’ai adoré le reste.
— On est un peu fous, non ?
— À Chauny... Car j’habite Chauny...
— Oui, je sais.
— Comment ça ? Tu connais ?
— Non, mais les filles ne sont pas muettes.
— Oh, ça c’est vrai ! Je te disais donc qu’à Chauny, quand j’étais petit, je me moquais des amoureux.
— Qu’est-ce que tu leur faisais ?
— Ils avaient leur coin favori pour s’embrasser, un endroit sombre, sous le pont de la Chaussée. Avec les copains de mon âge, on faisait exprès de gambader près d’eux en chantant : « les za-mou-reux-eux, les za-mou-reux-eux ». Maintenant, je comprends...
— Tu veux te cacher ? Tu as honte ?
— Demande plutôt à ta grenouille de bénitier si je me cache. Non, je n’ai pas honte mais je n’aime pas m’exhiber. J’aurais l’impression de brader mes sentiments si je faisais ça. On remonte sur le plateau ? Je t’offre à boire.
— On monte. On monte à pied. On monte par les grimpettes et tu me donnes la main !
— J’ai l’impression que tu connais beaucoup de choses sur moi.
— J’étais un peu une confidente.
— Vous vous êtes moquées de moi hein ? Feras-tu les mêmes confidences à quelqu’un d’autre ?
- Jamais ! Il y a des choses qu’il faut garder pour soi, en soi, toujours.
— On monte par les grimpettes. Tu es sportive ?
— Je cours assez vite et je joue un peu au basket mais je n’ai pas été retenue dans l’équipe. Toi, je t’ai vu au marché couvert. Tu as été sensationnel.
— Oui, on a fait un match intéressant ce jour-là, mais au classement final, on n’était que deuxième, on n’a pas fait les « académie ».
— C’est fini alors ?
— On commence les championnats départementaux individuels d’athlétisme jeudi prochain. Ils ont lieu chez moi, au parc Joncourt à Chauny.
— Qu’est-ce que tu fais, tu cours, tu sautes ?
— Je me suis inscrit aux deux cents mètres haies, au lancement du poids et au quatre fois quatre-vingts mètres.
— C’est tout ?
— Obligé. On n’a droit qu’à une course, un concours plus un relais.
— Je plaisantais. Tu le cours avec qui le relais ?
— Avec mes bons copains, Dauchez, Maillard et Rossman. Si je gagne quelque chose, je te le dédierai ; tu seras mon égérie en quelque sorte.
— J’en suis flattée, surtout si tu gagnes. Où va-t-on boire ?
— Pas au Lion d’Argent, c’est plein de normaliens. On va aller chez Marcel.
C’est calme, sympa, on se mettra dans un coin. Ça va ton boulot à l’école ?
— Ouais, je suis dans la moyenne des filles ; pas très brillante, pas très maligne peut-être, pas très courageuse non plus, normale quoi ! Et toi ? Tu es bon il paraît.
— Toi, tu sais encore des choses. Oui, ça va. Je suis entré sixième, j’ai fait troisième au premier trimestre, cinquième au second. Je ne sais pas pourquoi j’ai baissé.
— Idiot !
Elle met dans ce mot une adorable intonation et une telle chaleur qu’il fond une fois de plus.