6. L'élite du département.
       Pour les nouveaux, la nuit qui suit n’est pas de tout repos. Le regroupement de plus de soixante adolescents dans le noir d’un même dortoir génère une ambiance hétéroclite faite du grincement des lits métalliques, de chuchotis, de ronflements, de toux, de froissements rythmés et des rires étouffés des anciens.
« Silence les bleus ! » gronde le cerbère.
Mais à six heures et demie le lendemain matin, tout le monde dort profondément. En pyjama, Laurent, le surveillant, sort de son box. Il défile dans la travée des nouveaux en tapant sur l’arceau métallique de chaque lit à l’aide d’un bout de manche à balai. « Debout... debout... debout... » Des têtes se redressent, ébouriffées, ahuries. La réalité les rattrape, un peu d’inquiétude renaît. Le pion revient sur ses pas, regagne son réduit. Ceux des autres allées dorment encore ou font semblant.
Les premiers bleus reviennent de la toilette quand, toujours en pyjama mais rasé de frais, Laurent reprend son leitmotiv dans l’allée centrale, celle des « deuxième année » : « debout... debout... debout... » Des grognements répondent, à peine articulés : « ...utain... déjà... merde... fait ch... dormir. » Le surveillant, impassible et sourd revient sur ses pas et retourne s’habiller dans son antre. Il est sept heures moins le quart. Il attendra encore dix minutes avant de recommencer son manège dans l’allée des anciens.
À sept heures, les nouveaux se présentent, groupés, à l’entrée de la salle à manger. Les tables sont dressées. Ils retrouvent leurs serviettes dans les petits casiers muraux, occupent les mêmes places. Déjà l’habitude est prise. On n’entend d’abord que le raclement des cuillers dans les bols de café au lait et le bruit aigu des couteaux cognant le fond des assiettes à beurre. Les « deuxième année » se présentent par petits groupes, précédant les anciens, plus dispersés.
L’arrivée de l’économe crée un blanc dans les conversations qui avaient eu pourtant bien du mal à démarrer. Il se campe sur ses courtes jambes à l’entrée de la salle, frappe tout de même dans ses mains.
— Comme prévu, voici vos services :
À l’arrosage du préau, Lefébur, deuxième année...
Des murmures d’envie se lèvent. C’est la tâche la plus brève et la moins pénible : parcourir une fois la longueur du préau en faisant des huit avec le petit arrosoir. Une sinécure !
Balayage du préau : Galant, Héraut et Viry, deuxième année...
Nettoyage de la salle numéro un : Gutry et Debarge de première année aidés par Demilly et Lantier de deuxième année.
Salle deux : Millet et Carbonneau, première année avec Pellerin et Paccard, deuxième année. La salle trois est petite, deux personnes seulement : Rossman aidé de Vandaert, troisième année. Des sourires à peine dissimulés naissent sur les visages des anciens.
Idem pour la salle quatre : Devalois aidé par Loiseau, troisième année...
L’économe a fini de répartir les services. Il termine son discours à l’intention des nouveaux : « ...le matériel de balayage et de nettoyage se trouve dans le placard des toilettes au rez-de-chaussée et dans une armoire spéciale sur le palier à côté du dortoir. À huit heures trente, vous devez être dans votre salle d’étude pour la distribution des emplois du temps. Aujourd’hui, exceptionnellement les cours ne commenceront qu’à neuf heures. Allez, au travail tout le monde. »
Dominique va seul chercher un balai et une pelle. Il pense trouver Loiseau dans la salle impartie. Il ne le verra jamais.

       À huit heures et demie, obstruant de sa confortable bedaine l’entrée de la salle numéro un, monsieur Ledoux passe la revue. On perçoit une certaine jubilation sous sa sévérité de circonstance.
— Boutonnez votre blouse...
Vous, fermez votre col de chemise et serrez votre cravate !
Vous n’avez pas de peigne ?
Vos chaussures sont mal cirées, allez, vous avez trois minutes...
Vous là, vous n’avez pas de cravate ?
— Mais, monsieur, avec un col Danton on ne...
— Aucune exception mon jeune ami, allez en chercher une ! Et vous là, sous ce col roulé humm ? J’en étais sûr ! Allez mettre votre cravate !
À la fin de son inspection, il nasille : « un normalien n’est pas un élève comme les autres, il doit toujours être impeccable, humm ? Dans quatre ans, quand vous serez nommé dans une ville ou un village, on vous regardera, on vous jaugera, on vous jugera. Vous devrez être un exemple pour tout le monde, autant prendre les bonnes habitudes tout de suite. Allez, entrez, asseyez-vous et attendez ! »
Devant l’estrade inoccupée, silencieuse, la promotion attend.
Survient le directeur. Avant d’entrer dans la classe, il chuchote quelques instants avec l’économe puis franchit la porte de son petit pas nerveux. Sur le seuil, il se retourne et ajoute : « Dans dix minutes, monsieur Ledoux. »
Comme un seul homme, la promotion s’est levée. Une chaise se renverse mais aucune hilarité n’en résulte. Le directeur gagne le bureau. Les joues creuses, les yeux cernés, le cheveu terne et rare, il parait très maigre dans son costume croisé à rayures grises. Il examine un à un les vingt-trois visages dans un silence de cathédrale.
« Fermez la porte. »
« Asseyez-vous. »
Les normaliens minimisent du mieux qu’ils peuvent le bruit des pieds de chaise. La porte est refermée.
« Messieurs de première année, vous avez réussi le concours d’entrée, je vous en félicite. Maintenant, vous êtes à l’École Normale, et vous y êtes dans un double but. Tout d’abord, et c’est incontournable, réussir vos études secondaires. Je vous rappelle que vous allez devoir passer votre baccalauréat. Première et deuxième partie. Moderne prime et sciences expérimentales. Et que la réussite est O-BLI-GA-TOIRE, obligatoire à cent pour cent ! »
La voix est éraillée, la respiration sifflante.
« Deuxièmement, en tant que normaliens, futurs instituteurs, cadres et serviteurs de la Nation, vous devrez être un exemple pour tous. J’attends d’ores et déjà de votre part une conduite responsable et irréprochable en toutes circonstances.
Ce mois d’octobre, vous allez le passer ici. Sorties en ville autorisée seulement le dimanche. Ciné-club le mardi soir pour ceux qui voudront s’inscrire moyennant une somme modique. La grande sortie est prévue début novembre, pour la Toussaint. Travaillez bien et vous en profiterez mieux.
« A ce sujet, sachez que toute note sous la moyenne devra être expliquée et... compensée ! Bien. Qui est le major de promotion ? »
Gutry se lève, l’air digne.
— C’est moi, monsieur.
— Monsieur le Directeur ! Vous devez toujours donner son titre à un supérieur. Jeune homme, voici l’emploi du temps de votre promotion. Vous allez le reproduire au tableau de façon à ce que vos camarades puissent le copier.
À neuf heures, vous aurez votre premier cours avec monsieur… » il regarde la feuille « ... monsieur Plessis, professeur licencié es lettres. Vous disposez donc d’un quart d’heure... Ah, j’oubliais, je m’appelle monsieur Aimond. »