Monsieur Plessis, le professeur de lettres, attaque son cours d’emblée. Gutry est encore mis à contribution, il distribue un texte ronéotypé. L’encre est violette, les feuilles de papier sentent encore fortement l’alcool à brûler du tirage. Les normaliens n’attendent pas, ils se plongent immédiatement dans la lecture.
Le texte, de Rabelais, parle de l’abbaye de Thélème. Le professeur explique la devise de l’abbaye : « fais ce que voudras. » « On peut dire fais ce que tu veux à quelqu’un qui connaît les limites à ne pas dépasser, sachant pertinemment qu’il ne les franchira pas. Cette règle, qui s’impose à l’Honnête Homme, au sens qu’on donnait à ces mots au seizième siècle, permet de ne pas lui imposer de loi puisque l’Honnête Homme se l’applique de lui-même. Ce que maintenant on appelle autodiscipline... »
Le professeur est intéressant, Dominique est captivé, convaincu, conquis. La première heure passe vite, très vite.
Quelques minutes de répit leur sont accordées aux alentours de dix heures. De l’autre côté de la cour, les anciens eux aussi sont sortis. Ils regardent, goguenards, vers les nouveaux. Ceux-ci, tout à leurs commentaires élogieux sur monsieur Plessis et sur le texte qu’il leur a proposé, les ignorent complètement.
Là-bas, les « deuxième année » ont troqué la blouse grise contre le survêtement. Ils dévalent le plan incliné qui, entre l’E.N et l’école annexe, conduit à un embryon de terrain de sport, de l’autre côté de la rue, au bord de la cuve Saint-Vincent.
Une petite femme entre deux âges arrive, un peu crispée, presque incongrue dans ce milieu masculin. Elle enseigne l’histoire et la géographie.
« Entrez messieurs... »
La méthode change. Une heure de formalités : le nom, les prénoms, la date et le lieu de naissance, la profession des parents, le collège ou le cours complémentaire d’origine, les frères et sœurs, leurs âges, ce qu’ils font...
Dominique ne comprend pas bien l’utilité de toutes ces questions, l’établissement possède déjà tous ces renseignements mais il s’exécute néanmoins de bonne grâce. C’est peut-être pour juger leur écriture. La belle écriture, c’est important pour un maître d’école. Viennent ensuite les généralités sur la matière enseignée, le programme de l’année, les examens... Cette heure-là passe beaucoup plus lentement...
Encore un cours avant le repas. C’est un cours de langue. Presque tous ses camarades font de l’anglais mais six d’entre eux ont choisi l’étude de l’allemand. Ils ont de la chance, ils vont être associés aux quelques filles qui, à l’école normale jumelle, ont fait le même choix qu’eux. La réticence envers la langue teutonne s’explique dans cette région éprouvée, la guerre n’est finie que depuis une dizaine d’année, les parents n’ont pas oublié...
Le professeur tarde un peu. Ils ont le temps de voir arriver, comme un rayon de soleil dans la brume du matin, cinq ou six jeunes filles dont les blouses claires et colorées tranchent avec le gris de celles des garçons. Elles sont de leur promotion et ont l’air bien jolies. Dominique envie Rossman son copain de table qui, tout sourire, traverse la cour pour se rendre en classe d’allemand en compagnie des autres germanistes.
Le professeur d’anglais arrive enfin. Hélas, il est petit, insignifiant, terne, insipide. Sa voix est monotone et soporifique. L’heure se traîne tandis que l’estomac de Dominique se tortille.
— Vous m’écoutez ?
Dominique sursaute. Le professeur visiblement s’adresse à lui. Son esprit vagabondait, il est incapable de reconstituer mentalement la dernière séquence.
— Oui, monsieur...
— Soyez plus présent, voulez-vous !
Dominique baisse la tête, il ne répond pas.
« Fais attention, déjà que tu n’es pas très bon en anglais, ce n’est pas la peine de te faire prendre en grippe dès le premier jour. » Il se pince la cuisse sous le bureau pour se forcer à paraître attentif. Sans regarder sa montre, geste qui pourrait être interprété comme une impolitesse, il essaie d’estimer le temps qui reste. Un quart d’heure peut-être. Non, moins ! Les survêtements bleus des « deuxième année » passent devant les fenêtres de la salle d’anglais. Ils reviennent de leurs deux heures de sport. Dans cinq minutes, c’est fini. Ouf !
À midi, le chou rouge en salade n’obtient qu’un succès très mitigé.
L’économe, mains dans le dos, circule entre les tables, sourcils froncés, visage renfrogné. Il semble considérer comme une attaque personnelle le fait de ne pas finir son assiette, voire le plat. Il passe de table en table.
— Mangez, mangez, c’est très bon, c’est plein de vitamines, c’est excellent pour la santé...
— On en a mangé monsieur !
Mais ses sourcils broussailleux se relèvent et un sourire sinueux revient sur sa face ronde devant l’accueil favorable accordé au jambon purée. Satisfait, son orgueil professionnel restauré, il se retire avant l’arrivée du dessert.
À la table de Dominique la discussion s’anime, ils échangent leurs impressions. Les autres ne partagent pas ses réticences envers le professeur d’anglais à qui ils accordent compétence et bon accent. De son côté, Rossman a senti l’envie que lui portent ses camarades anglicistes, il en rajoute, ne tarit pas d’éloges sur la valeur de leur professeur qui est une femme, la beauté et la gentillesse des filles dont il connaît déjà tous les noms et les prénoms.
Pendant la récréation qui suit le repas, les promotions ne se mélangent pas. Ce n’est que le premier jour, l’intégration n’est pas encore complète. Les nouveaux veulent d’abord se connaître entre eux et restent groupés près de leur salle attitrée. Les anciens eux, ont accaparé le meilleur endroit de la cour, autour de la stèle sans statue. Beaucoup fument la cigarette. Ils discutent, plaisantent, rient, s’esclaffent.
Le soleil a enfin percé la grisaille de l’automne, tout est calme, paisible, à sa place.
La première heure de l’après-midi est consacrée aux sciences naturelles. Le professeur est une femme, elle est très jeune, agréablement proportionnée sans être jolie. On devine son inquiétude de débutante à la voix mal assurée, aux gestes quelques peu saccadés et au tremblement de la main qui tient la craie. Pourtant les normaliens se montrent intéressés, studieux, coopératifs : les sciences ont un gros coefficient au baccalauréat première partie, série moderne prime !
Puis vient l’heure hebdomadaire de musique. Dominique reconnaît la charmante vieille dame qui l’a interrogé au concours d’entrée. Elle s’enquiert des musiciens, des instrumentistes, leur parle de l’orchestre autonome de l’école qui anime le thé dansant de décembre, du spectacle choral que donneront les volontaires dans le printemps, avec le concours d’une cantatrice et d’un grand ténor. Elle est passionnée, entraînante, sourit tout le temps. On a envie de lui faire plaisir. Dominique s’engage dans la chorale.
La classe est finie pour aujourd’hui. Sous la galerie-préau près de la salle numéro un, de petits groupes se forment, fluctuent, se recomposent. Les « première année » comparent les méthodes des professeurs, se félicitent de la bonne ambiance, commentent la teneur et la densité des cours, l’utilité incontestable des leçons. L’impression première est plus que favorable. La sourde appréhension qui les habitait encore le matin même a disparu. Ils sont heureux d’être là, ils sont dans une école formidable.