8. Vexations.
— Oh putain les gars, oh putain...
— Maillard, qu’est-ce qui t’arrive ? questionne Gutry.
— Oh putain les mecs...
— Raconte enfin !
— Vous avez entendu la prof. de musique au sujet de l’orchestre normalien ?
— Oui, alors ?
— Comme je joue de la clarinette, je suis resté après le cours pour lui demander des renseignements complémentaires...
— Et c’est ça qui te met dans cet état ?
— Mais non, attends ! Donc je sors. Une bande d’anciens vient vers moi et m’entoure.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
— Tenez-vous bien, y en a un qui commence par me demander si je suis puceau. Tous ses copains autour se mettent à rigoler. Je lui réponds que ma vie privée ne regarde que moi !
— Bonne réponse !
— Oui, mais il insiste ! Puis il me demande si je suis pédé. Pédé, moi ! Bon, je l’envoie se faire... voir.
— Tu as bien fait, pour qui ils se prennent !
— Alors j’essaie de partir, mais il s’adresse à ses copains et dit : « eh, les gars, il nous a envoyés bouler ce bleu, alors boule au centre, hein les gars ! » Ils ont fait le cercle et m’ont poussé et repoussé de l’un à l’autre pendant un sacré bout de temps, je ne savais plus où j’étais !
— Mais c’est des cons ces mecs-là !
— Hé, dis donc, tu as vu, ta blouse est déchirée là, à la boutonnière...
— Ah putain les salauds !
— Tu saurais les reconnaître ?
— Un ou deux, oui, probablement.
Carbonneau prend la parole.
— Je n’osais pas le dire mais il m’est arrivé quelque chose de ressemblant. Pendant le cours de musique, quand je suis sorti pour aller aux toilettes, je me suis fait aborder par deux anciens qui m’ont demandé si je savais ce que c’est qu’un pédéraste.
— Qu’est-ce que tu leur as répondu, toi ? questionne Maillard.
— Qu’ils s’achètent un dictionnaire !
— Bravo, ça, c’est envoyé !
— Oui, mais ça m’a coûté dix pompes pour outrage à ancien dans l’exercice de ses fonctions et pas moyen de me défiler, ils étaient deux !
— Moi, c’était ce matin quand l’économe m’a envoyé chercher une cravate ! fait Millet. Il y avait encore des anciens au dortoir.
— Ils t’ont posé des questions connes ?
— Non, ils ont voulu que je leur chante une chanson. Vous savez, celle de Brassens : le parapluie.
— Tu as chanté ?
— Je n’ai pas de voix, je chante faux mais j’ai chanté quand même. Ça les a fait marrer. Ils ont dit que je ne touchais pas ma bille en chant et qu’il fallait m’entraîner le souffle, alors un gros malin a sorti une agate de sa poche, l’a posée au sol. J’ai dû la faire avancer en soufflant dessus, sur au moins cinq mètres !
Gutry, le major, se gratte la tête. Il prend sa fonction de chef de promotion très au sérieux.
— Il va falloir qu’on réfléchisse vraiment au problème et peut-être qu’on décide d’une attitude commune... Bon, rentrons les gars, on a étude et voilà le pion.

       Un « deuxième année » ouvre la porte de la salle numéro un et entre sans attendre la permission.
— Eh les bleus, il faut un volontaire pour aller à la cuisine chercher les tartines et le « choc » du goûter.
Le surveillant, sourd et muet, ne lève pas les yeux de son journal.
— J’y vais !
Dominique est partant pour tout, il a envie d’aider, de s’intégrer.
— Il y a trois cartons, un par promo. Tiens, tu veux bien porter celui des « troisième année » ?
— Oui, pas de problème, je vais le poser où ?
— Devant l’étude des anciens, la salle trois, là-bas.
Les anciens discutent devant leur classe quand Dominique arrive avec leur carton plein de pain qu’il pose sans mot dire à la porte de leur local. Il fait demi-tour pour repartir quand une main le pousse à l’épaule.
— Hé le bleu, présente-toi !
Dominique tourne la tête et reconnait celui qui a orchestré le chahut d’hier à propos des pommes au lard.
— Bonjour, je m’appelle Devalois, et toi ?
— Comment ? Tu as le toupet de questionner un ancien ! Excuse-toi !
Les autres se rapprochent et entourent les deux adolescents. Dominique pense à la mésaventure de Maillard.
— Bon, si tu veux, je m’excuse.
— IL s’excuse ! IL ne comprend rien ! On te dit de t’excuser !
— Je m’excuse d’avoir questionné un ancien.
— IL s’excuse ! IL récidive ! Il n’a toujours rien compris !
L’ancien lève les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l’incurie des nouveaux. Dominique ne comprend pas où ils veulent en venir.
— Expliquez-vous les gars quoi !
— Il donne des ordres à un ancien ! Cinq pompes tout de suite le bleu !
— Mais je veux simplement...
— Dix pompes !
Ulcéré mais ne désirant pas envenimer la suite de ses relations avec qui que ce soit dans la famille des normaliens, Dominique serre les dents et s’exécute.
Quand il rentre dans l’étude, le surveillant s’est absenté. Il peut raconter ses avatars.
— Est-ce qu’on va se laisser faire sans réagir ?
Gutry, le major prend la parole :
— Écoutez, je sais qu’il y a des traditions de bizutage dans les E.N. C’est même toléré par l’administration qui ferme les yeux.
— Mais on ne va tout de même pas se laisser humilier comme ça ! rage Devalois.
— Écoute, poursuit Gutry, à mon avis ce qu’il faut, c’est ne jamais rester seul. Ils vous ont coincés, Carbonneau, Millet, Maillard et toi parce que vous étiez isolés. Si on reste toujours au moins par deux, et je pense même qu’il vaut mieux être à trois ou quatre, ils n’oseront pas.
— Et s’ils sont plus nombreux que nous, s’il y a sévices corporels, demande Delval, qu’est-ce qu’on fait ?
— Moi, si un de ces cons me cherche, je lui mets mon poing dans la gueule, aussi sec ! dit un grand blond athlétique.
— Ne fais pas ça, ils te tomberaient tous dessus. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’ils cherchent. Non, faisons ce que je vous suggère : jamais seul. Si ça ne marche pas et s’ils passent les bornes, on avisera.
La tactique préconisée par Gutry s’avère efficace. Le jour s’achève sans autre incident notable. Les anciens essaient bien de temps en temps d’isoler une victime expiatoire :
— Hep le bleu là-bas, viens voir ici...
— Hé toi, on te demande au secrétariat...
Mais personne ne se laisse prendre à ces pièges trop évidents.