9. Adaptation.
       Le lendemain matin, les nouveaux découvrent avec intérêt les autres matières. En mathématiques, le professeur a décidé de les tester par une série de petits problèmes d’arithmétique et d’algèbre. Ceux-ci n’inquiètent nullement Dominique, il est sûr de son raisonnement, de ses calculs. Tout se passera bien pour lui dans cette matière, comme en physique d’ailleurs. Certes le professeur est un peu brouillon dans ses explications, mais il est chaleureux et sait détendre l’atmosphère quand il faut par une anecdote, une plaisanterie. Dominique est sûr de pouvoir s’adapter facilement.

— Bonjour ! Je m’appelle monsieur Belmont.
Celui qui vient d’arriver ne paye pas de mine au premier abord : la silhouette est mince, les joues sont creuses, quelques rides marquent le front et la bouche a un pli amer. Mais les ridules en patte d’oie autour des yeux, les muscles qui jouent sous la peau bronzée des avant-bras, l’élasticité de la démarche dénoncent vite cette première impression : l’homme est un sportif.
— Vous l’avez deviné, je suis le professeur de gymnastique. On devrait plutôt dire professeur d’éducation physique, ce serait plus conforme à la réalité. La gymnastique ne constitue qu’une petite partie de l’éducation physique, celle consacrée aux agrès.
Allez, mettez-vous en tenue de sport, tennis ou espadrilles, short, maillot de corps et, comme son nom l’indique, le survêtement par-dessus. Vous avez bien sûr remarqué que, dans votre trousseau, il vous a été spécifié un survêtement marron. Ce n’est pas par souci d’esthétique car cette couleur prend vite un aspect « pisseux », mais plutôt pour éviter les « échanges » que pourraient opérer certains anciens indélicats, si vous voyez ce que je veux dire ! Nous n’épiloguerons pas...
Bon, on ne va pas remplir de fiches de renseignements, ça ne sert jamais. J’ai obtenu la liste de la promotion au secrétariat, elle suffira pour commencer. On passe directement à l’action. Vous allez « subir » quelques tests athlétiques de niveau : une compétition de triathlon avec quatre-vingts mètres, lancement du poids de cinq kilos et saut en hauteur.
À propos de compétition, j’allais oublier de vous dire deux mots de l’OSSU : l’office du sport scolaire et universitaire. Pour ceux qui ne se contenteront pas de leurs quatre heures de sport hebdomadaires, il y a possibilité de venir à l’association sportive des normaliens. Entraînement le mercredi après-midi. Cette année, je vais engager dans le championnat interscolaire de l’OSSU une équipe de basket-ball en catégorie cadet. On rencontre les collèges des autres villes du département : Saint-Quentin, Soissons, Chauny et même le lycée de Laon, que l’on bat régulièrement, soit dit en passant. Il a un petit sourire. Ceux qui sont intéressés me le signaleront à la fin de la séance.
Ça y est, vous êtes en tenue ? Il me faut deux hommes, un pour porter la pelle et un autre pour la pioche. À quoi ça va servir ? Vous verrez bien ! Ah, il m’en faut deux autres qui se chargeront de ce morceau de bois et du poids. Allez, c’est parti !
Dominique se porte encore volontaire. À la façon d’un joug de bœuf, il pose sur ses épaules le lourd morceau de bois de frêne en forme d’arc de cercle.
En descendant le plan incliné qui mène vers le mini-plateau d’évolution, le prof de gym marche à côté de lui.
— Tu sais ce que tu portes ?
C’est le seul professeur qui tutoie. Dominique ne s’en formalise pas, au contraire.
— Oui, je crois. Un butoir de lancer de poids ?
— C’est cela même. Sais-tu combien ça mesure réglementairement ?
— Au jugé, je dirais un mètre.
— Pas loin ! Le butoir de poids correspond à un radian donc à la longueur d’un rayon de l’aire d’élan mesuré sur le cercle, soit un mètre et sept centimètres.
Instinctivement, il aime les manières directes du professeur, sa façon de ne pas perdre de temps, d’aller directement dans le vif du sujet, et puis c’est le seul à faire allusion au comportement douteux des anciens.
Le stade est sommaire, des tôles ajourées datant du débarquement allié en Normandie ont été recyclées en barrière et le séparent de la rue. Une piste de course, étroite, noire de terre et de mâchefer entoure un terrain d’évolution à l’herbe parcimonieuse. Au-delà de la piste, vers l’est, commence l’abrupt du plateau et la plongée vers le fond de la cuve Saint-Vincent. Les vignes qui jadis prospéraient sur ses pentes, tuées par le phylloxéra, ont laissé place aux taillis, aux frênes, aux lianes et aux orties.
À l’aide de la pioche, le prof de gym creuse trois trous disposés en triangle isocèle dans la piste en cendrée, derrière la ligne de départ. Les normaliens font le cercle autour de lui. Délaissant l’outil, il s’accroupit et cale ses pieds dans deux des trous.
— Le troisième est pour les gauchers ! Vue la position ? Vues les mains derrière la ligne ? Les bras tendus, la hauteur du bassin ? Bien. Il simule un départ, se relève et prévient : je n’arrête le chronomètre que lorsque votre poitrine passe la ligne d’arrivée, ne ralentissez pas trop tôt. Voici le claquoir, le major donnera les premiers départs, puis se fera relayer.
Dominique se surpasse : dix secondes et un cinquième, quatrième meilleur temps de la promotion.
Au lancement du poids, après un essai mordu, son engin tombe à deux reprises au-delà des dix mètres. Il gagne le concours, devançant son suivant immédiat de plus de quatre-vingts centimètres. Les autres commencent à le regarder d’un œil différent, avec une pointe d’admiration et de respect. Le professeur ne commente pas, il enchaîne : « Maintenant on passe au saut, il nous reste trois quart d’heure. Trois essais au maximum pour réussir à chaque hauteur. Les premiers éliminés pourront taper dans le ballon mais attention, celui qui l’envoie dans la cuve va le rechercher ! Ça veut dire quarante mètres de dénivelée... si les arbres l’arrêtent ! Allez, on ameublit le sable du sautoir. Au hasard, voyons, Devalois ! Avec un demi sourire, il lui confie la pelle.
Dominique ne rechigne pas.
Quand monsieur Belmont arrête le concours, l’élastique est à un mètre trente de hauteur. Il fait partie des cinq concurrents encore en lice.
— C’est l’heure ! On finira lors de la prochaine séance. Les volontaires pour l’association sportive, marchez près de moi.
Il n’hésite pas, il s’approche du professeur. Parce que c’est du basket qu’on lui propose, il fera du basket ! Il aurait accepté n’importe quel sport. — On commence l’entraînement demain à quatorze heures ici, au stade.

       L’après-midi, Dominique a une nouvelle alerte en anglais.
« To day w’ill study a Sheridan’s text entitled a scandalmonger. Sheridan is an English playright born in 1751... »
Le professeur s’exprime la plupart du temps dans la langue de Shakespeare, c’est sa méthode. Difficile à suivre quand on manque de vocabulaire.
« When the Whigs take power, he became minister... »
Quelle chaleur dans cette petite salle d’anglais...
« He writes several plays. The School of Scandal is one of them... »
Bon sang qu’elles sont lourdes à digérer les frites à la graisse de cheval de ce midi...
La voix du professeur ronronne. Il lit le texte maintenant. Dominique a beau se mordre la lèvre, se pincer fortement la cuisse pour tenter de se tenir éveillé, rien à faire, en dépit de ses efforts, il occulte inconsciemment la réalité du moment, son esprit s’évade, franchit les portes de l’école, retourne sur le stade...
— Devalois, pouvez-vous relire cette phrase ?
Dominique sursaute, panique un court instant mais se reprend vite. Il lit un passage au hasard au milieu du texte.
— Non monsieur, nous n’en sommes pas encore là !
— Oh pardon, je pensais qu’il fallait continuer...
— Vous pensiez, vous pensiez, vous rêviez voulez-vous dire !
— Je m’excuse monsieur...
— Non monsieur ! Vous ne pouvez pas vous excuser vous-même. Vous pouvez en revanche demander à votre interlocuteur de vous excuser. Dites par exemple « excusez-moi », ou « je vous prie de m’excuser. » Saisissez-vous la nuance ?
— Veuillez m’excuser monsieur.
— Voilà ! Bon, soyez plus attentif à l’avenir et revenons à notre scandalmonger. Gutry, lisez.
Dominique comprend tout de son algarade avec l’ancien qui lui a demandé de se présenter. Son « excuse-toi » était une incitation et la suite une mesquine petite vengeance car lui aussi avait dû se faire reprendre par le professeur. Bah, de toute façon il aurait saisi n’importe quel prétexte pour bizuter, ce nul...
Mais maintenant c’est fini, avec la stratégie qu’ils ont mis au point, ils ne se feront plus jamais avoir !