LE JOUR DE LA SAINTE LUCIE

1. JOUR DE SORTIE
      Dans un hôpital de la région lyonnaise, un samedi treize décembre à huit heures du matin.

– C’est un homme de soixante-trois ans qui vient d'être transféré chez nous, docteur, voulez-vous voir son dossier ?
– Je le consulterai plus tard. Quelles sont vos observations personnelles, mademoiselle ?
– Rythme respiratoire élevé : quarante cycles, pouls accéléré : cent pulsations minute, beaucoup de fièvre, température trente-neuf cinq, importantes variations de tension...
– Comportement ?
– Il est inconscient depuis son admission.
– Réactivité ?
– Réflexologie positive mais...
– Mais quoi mademoiselle ?
– Et bien, c’est étrange, son état ressemble à un coma réactif : il n’ouvre pas les yeux, il semble ne pas entendre et en tout cas ne répond pas aux questions mais il présente des périodes de contractions musculaires générales et d’autres de total relâchement, d’atonie complète.
– Oui, je vois. Signes manifestes de souffrance organique. Placez-le sous perfusion de sérum glucosé plus fortal. Vous noterez soigneusement toutes les réactions qu’il peut présenter.
– Bien docteur. J’ai observé aussi qu’il tousse souvent, une petite toux réflexe, sèche et sans force...
– Vous ajouterez de la codéïne et vous lui placerez un inhalateur d’oxygène.
– C'est noté.
– On ne peut pas le laisser dans cette salle des admissions. Vous transporterez son lit dans une chambre individuelle dès que possible. Je veux un rapport à chaque évolution de son état.
– Oui docteur.


      L’autorail est encore à quai.
Essoufflé par sa course, Frédéric monte dans l’automoteur rouge et jaune qui vibre au ralenti du puissant moteur diesel. Au passage, sa vieille valise en carton bouilli cogne la marche : bah, un choc de plus ou de moins... Un coup d’œil circulaire dans le wagon lui confirme que la rame est pleine. Il va devoir faire le voyage debout, une fois de plus ! Bon, il a l’habitude…
Une quinte de toux le secoue. Par politesse il sort un mouchoir de sa poche et le place devant sa bouche. Il n’a pas encore totalement récupéré de son petit accident pulmonaire du mois d’octobre et l’effort qu’il vient de fournir réveille une douleur au fond de sa poitrine. S’il était parti plus tôt de l’École Normale, il n’aurait pas eu besoin de courir, c’est de sa faute… Le médecin lui a pourtant bien dit d’éviter les efforts pendant un certain temps. Un certain temps... un certain temps… Qu’est–ce que ça dire ? Il y a un mois et demi de cela ! Il devrait être guéri maintenant…
Frédéric se secoue moralement et chasse la sourde inquiétude qui vient de s’emparer insidieusement de son esprit : non, ce doit être à cause de la course qu’il tousse, et surtout à cause de ce maudit brouillard qui ne s’est pas levé depuis trois jours.
Dix-sept heures à peine et il fait nuit ! Dans une huitaine de jours, l’hiver sera officiellement là mais le thermomètre n’a pas attendu. Les pavés du quai condensent l’humidité ambiante et reflètent les lumières jaunâtres de la gare de Laon. Un employé de la SNCF en uniforme bleu marine vérifie la bonne fermeture des portières puis agite le côté blanc de son bâton de chef de gare à l’intention du mécanicien. Le son du diesel change, prend une tonalité presque musicale. Avec une petite secousse, l’autorail commence à rouler dans le froid de la nuit picarde.
Frédéric s’adosse contre la cloison à côté de la porte de l’automotrice. Il a renoncé à s’asseoir sur sa valise depuis qu’il sait qu’elle ne supporte plus son poids ; il n’a plus envie de faire sourire les autres voyageurs à ses dépens.

      « Présente-toi le bleu ! » hurlaient les anciens, au cours des débiles soirées de bizutage, lors de son entrée à l’École Normale.
Mais il n’est plus un bleu maintenant : trois ans se sont écoulées depuis son entrée à l’École …
Il est en quatrième année, c’est celle de la formation professionnelle, celle où l’on dit adieu à son adolescence, celle où l’on envisage sa vie d’homme. Frédéric songe sérieusement à son avenir…
Il déteste perdre son temps quand il voyage alors, oubliant les à-coups transmis par les aiguillages du chemin de fer et les bruyantes conversations des ouvriers rentrant de leur travail, mentalement, il organise son week-end. Comme tous ceux de sa promotion il va devoir, dans quelques semaines, présenter un mémoire, une monographie… Une « thèse » comme disent pompeusement certains de ses copains.
Les professeurs ont prévenu : « à moins de quinze pages, on ne considérera pas votre travail comme sérieux ! Et n’oubliez pas que la note que vous obtiendrez comptera dans votre examen du CFEN , le Certificat de Fin d’Études Normales indispensable pour devenir instituteur. »
Frédéric n’aime pas laisser traîner les choses, déteste être bousculé, être pris par le temps, alors il décide de s’y mettre dès maintenant. Il a son sujet ; dès le lendemain matin il ira à la bibliothèque municipale accumuler un maximum de documentation.
Ce qu’il y a de pénible quand on voyage debout, ce sont les coups de freins qui vous déséquilibrent et vous sortent de vos pensées. Vers l’avant de la micheline, deux personnes se lèvent, saisissent leurs bagages. Ils descendent probablement à la prochaine gare. Bien la peine de mobiliser deux places assises pour à peine dix minutes de voyage ! Ils titubent eux-aussi. C’est étrange à quel point il est difficile de marcher dans un train en marche. Frédéric les laisse passer avant de s’engager à rebours vers les places maintenant inoccupées.

– La chambre 613 est libre, on va le transporter. Tiens la porte, Marie, tu veux... Bon, allons-y, doucement, ne la lâche pas ! Fais attention bon sang, tu cognes le lit !
– Tu sais Michèle, il est complètement dans le cirage, il ne peut rien sentir.
– D’abord on ne sait pas vraiment ce qu'on peut sentir ou ressentir quand on est dans le coma, et deuxièmement... ce n’est pas une raison !


      Deux personnes occupent les sièges contre la vitre : une jeune fille aux cheveux et aux yeux clairs est en train de chuchoter à l’oreille d’une brunette au visage mutin qui lui fait face. Au moment où il pose son bagage sur la demi-banquette à côté de la blonde, un dernier coup de frein immobilise brutalement le convoi. Déséquilibré, Frédéric cogne la banquette avec ses genoux mais réussit adroitement à se rattraper au dossier. Les deux filles le regardent et pouffent avant de chuchoter de plus belle.

– Dis Michèle, tu ne trouves pas qu’il est encore beau pour un homme de son âge ? Il a dû être sportif.
– Il est bien maigre.
– C’est normal dans son cas mais regarde comme il est large d’épaules.
– Écoute Marie, ce n’est pas le moment !
– C’est toujours le moment de penser aux hommes. Hi hi !
– Ça te fait rire ?
– Pourquoi non ? Tu crois qu’il peut nous entendre ?
– C’est très improbable, mais je viens de te le dire : on n'en sait rien !
– Vous m’entendez monsieur ? Ça va ? Vous avez mal ? Ici, vous allez être bien soigné vous verrez...
– Tu te fatigues pour rien, il ne peut pas t’entendre !
– Oh, tu sais, chez moi, je parle à mon chat, aux meubles, à mes plantes quand je les soigne. C’est pour ça qu’elles sont si belles et pourtant elles ne me comprennent pas.


      Frédéric hausse les épaules et s’assied sans rien dire dans le sens de la marche à côté de la blonde. Il défait soigneusement la sangle palliant la faiblesse des serrures de sa valise, sort son « code soleil », referme le couvercle et remet tout aussi soigneusement la courroie.
« Pourquoi rient–elles ces idiotes ? Ce sont bien des filles ! » Il décide de les ignorer, ouvre le livre et cherche la page cornée de sa dernière lecture.
– C’était quoi cette gare ? demande la blonde.
– Je n’en sais rien, répond sa voisine.
– Crépy-Couvron, dit-il sans lever les yeux de son manuel professionnel.
Pourquoi a-t-il dit cela ? Ce n'est pas à lui qu'elle s'adressait. Il aurait mieux fait de se taire.
– Ah bon, merci, reprend la blonde qui pouffe derechef.
De quoi se moquent-elles ? De qui plutôt. C’est énervant cette impression d’être la risée des autres sans en comprendre le pourquoi. Surtout quand on est un garçon fier et que ce sont des filles qui rient. Frédéric décide de réagir :
– C’est moi qui vous amuse ?
La blonde met une main devant sa bouche tandis que la petite brune pince les lèvres pour contenir son hilarité. Il les dévisage un peu plus attentivement : la figure de l’une est rouge de gaieté et de confusion tandis que les yeux noisette de l’autre pétillent de malice.
– On se connaît ?
Les filles se regardent à nouveau et rient de plus belle. Que faire ? Il lève les yeux au plafond, secoue lentement la tête avec un air de commisération et replonge dans son livre, bien décidé cette fois à ignorer ces bécassines impertinentes et impolies.

      Les filles se sont calmées ; maintenant, elles discutent à voix basse. Absorbé par sa lecture, il occulte leur présence. Frédéric possède la rare faculté de pouvoir se concentrer totalement sur son travail, il sait s’abstraire complètement, quel que soit l’environnement.
Fourdrain, Versigny, La Fère, Beautor : l’autorail omnibus de Laon à Saint-Quentin dessert toutes les gares. Frédéric connait par cœur cette portion de ligne qu’il emprunte régulièrement depuis plus de trois ans. Au premier coup de frein avant la gare de Tergnier, il glisse le livre sous la courroie de sa valise et, sans un regard pour ses écervelées de voisines, contrôlant soigneusement sa marche, il se dirige vers les portes de l’autorail.
Un quart d’heure d’attente sur le quai gravillonné de la gare de transit ! Frédéric bat de la semelle : son vieil imperméable de gabardine le protège insuffisamment de l’humidité pénétrante. « Pourvu que je ne reprenne pas froid ! » se dit-il. Une semaine au lit fin octobre, avec consultation du médecin, radiologue et toute la panoplie de médicaments à cause d’un refroidissement qui s’est porté sur la poitrine, ça suffit ! De surcroît cette satanée maladie lui a fait manquer le début du premier stage pédagogique en établissement... Et bien sûr ses copains ont choisi les meilleurs postes et lui ont laissé l’école d’application la plus éloignée !

– Il a les mains et les pieds glacés ! Marie, va vite chercher une autre couverture.
– Le pauvre ! Je file à la réserve.


      Frédéric remonte son col et scrute la nuit vers l’est, tente de distinguer les lanternes avant de l’express Jeumont-Paris. Rien encore. Un sifflet de locomotive troue la nuit, venant de l’opposé. Un train rapide passe sans s’arrêter le giflant d’air et de vapeur. Soudain Frédéric sursaute : à trois pas de lui, attendant le même train, sa voisine de l’autorail…Cheveux bruns coupés courts, la taille bien prise dans un imper ciré qui accroche la lumière des rares réverbères, elle le regarde avec un air intéressé. Ses yeux noisette pétillent mais toute trace de moquerie a disparu.
– J’ai déjà vu ces yeux–là quelque part. Tu ne ris plus, tu ne te moques plus de moi maintenant ?
– Non, je ne ris plus et on ne se moquait pas de toi.
– Ta copine t’a abandonnée ?
– Elle ne prend pas ce train-là.
– Tu vas où ?
– Je suis de Chauny.
– Je ne te connaissais pas, tu y habites depuis longtemps ?
– Oui, mais seulement pendant les vacances, le reste de l’année je suis interne à Laon.
– Moi aussi je suis interne à Laon, à l’École Normale.
– Je sais.
– Comment ça tu sais ?
– Je te vois quelquefois sur le petit stade en face de ton école quand tu t’entraînes avec tes copains. La promenade du lycée de filles passe souvent par là.
– C’est parce que tu m’as déjà aperçu sur le stade que tu riais ?
– Un peu, pas seulement.
– Quoi d’autre ?
– Avec les copines, quand on passe, on s’amuse à donner des surnoms aux gars qui s’entraînent. Alors quand elle t’a vu tout à l’heure, Marie-Françoise m’a dit : « tiens, c’est... c’est machin. » Tu vois, ce n’était pas bien méchant.
– Tout dépend du synonyme de... machin. Ah, voici notre train.
Au passage de la locomotive, le sol tremble, un nuage de vapeur de nouveau les enveloppe, aussitôt dissipé par le vent du convoi.
– C’est bon, il y a de la place. Viens. Asseyons–nous là près de la grande vitre. Comment tu t’appelles ? Tu es dans quelle classe ?
– Je m’appelle Marie-Michèle, je suis en première moderne.
– Le bac première partie fin juin alors ? Tu as quel âge ?
– J’ai seize ans... Enfin presque.
– Tu n’es pas en retard dis donc ! Moi c’est Frédéric. Alors, « machin » c’est quoi ?
– Non, je ne veux pas te le dire, pas maintenant. Plus tard... peut–être...
– Parce que c’est blessant, dévalorisant ?
– Non, pas du tout.
– Ridicule ?
– Non plus, je ne crois pas.
– Honteux ?
– Mais non, qu’est–ce que tu vas chercher ! C’est juste des bêtises de filles.
– Alors je ne le saurai pas ?
– Si, mais pas aujourd’hui.
– Attends, tu veux dire que tu penses qu’on va se revoir ?
– Je l’espère…
– Ah... Et tu imagines ça comment ?
– Écoute, mes parents sont invités ce soir à la salle des fêtes, au bal des Œuvres Laïques. J’ai le droit d’y aller avec eux mais je ne connais personne. Si tu viens et… si tu le veux, on pourra danser ensemble. J’adore danser ! Cela te tente ? Cela me ferait très plaisir.
– J’avais l’intention de travailler ce soir.
Il observe intérieurement qu’il vient d’employer l’imparfait, mais elle n’a pas remarqué, le demi-sourire un peu ironique qui flottait sur ses lèvres s’efface complètement, remplacé par une petite moue déçue.
– Alors tu ne veux pas ?
– Je ne sais pas, il faut que je m’organise.
L’express de Paris longe maintenant les rougeoyantes usines de laminage et de tréfilerie précédant l’arrivée en gare de Chauny.
– On arrive. Tu habites où ?
– Dans la Chaussée, après le pont du chemin de fer.
– Je connais. Tu veux que je te raccompagne ?
– J’aimerais bien mais non, on vient me chercher. À ce soir ?... Frédéric ?...
– Je ne sais pas… Peut-être.

      Dans la salle des pas perdus de la gare qui sent la sueur et le tabac froid, il pose sa valise au sol et regarde la mince silhouette prendre de l’avance. Que de légèreté dans cette démarche ! Les plis de son ciré accrochent encore la pâle lumière des lampes à incandescence. Elle se retourne à demi. Il croit discerner un sourire sur le visage juvénile. Elle passe la lourde porte grinçante qui se referme automatiquement derrière elle. Frédéric sort un paquet de gauloises de la poche de son imperméable. La fumée de l’âcre tabac brun le fait à nouveau tousser. Avec une grimace il éteint la cigarette sur la semelle de sa chaussure, la remets dans le paquet. « Il faut que je m’abstienne encore quelque temps… »
Quand, à son tour, il arrive sur la place de la gare, il a le temps de la voir monter à l’arrière d’une quatre-chevaux Renault grise qui démarre dans un nuage de fumée bleue. Il tousse à nouveau et cela l’énerve. Il a envie d’être guéri, totalement. Mais il oublie aussitôt ce souci médical et sa pensée, comme aimantée retourne vers la fille.
« Marie-Michèle... elle est bien mignonne cette petite... bien jeune aussi... » Au fond de lui-même la question ne se pose déjà plus, il le sait. Il a envie d’aller à ce bal.