2. Un beau soir de décembre.
      Sur le chemin de la maison de ses parents, Frédéric ne sent plus la froidure humide du temps ni le petit vent aigrelet qui vient de se lever. Il ne voit pas la triste enfilade des maisons de briques rouges ni la grisaille caillouteuse du ballast du chemin de fer qui borde la rue. Il entend à peine le coup de sifflet avertisseur d’un train rapide qui traverse la gare à pleine vitesse, ne perçoit pas l’odeur acide des fumées d’usines, mêlée à la senteur nauséeuse de l’eau croupie des caniveaux. Il sait qu’il ne pense à rien car les mots en lui ne se formulent pas et pourtant il est incapable de libérer son esprit. Tous sens annihilés, il avance machinalement dans un monde sans attrait, son subconscient connaît le chemin.
Au moment de pénétrer dans le dédale des venelles qui desservent l’arrière des logements de la cité ouvrière, il reprend conscience, s’étonne de se trouver là. Il secoue la tête pour se replonger dans la réalité, se compose un visage avant d’entrer dans la petite cour donnant dans la ruelle.
En deux enjambées il monte les quatre marches de pierre. Une bouffée de chaleur et d’odeurs l’assaille quand, souriant, il ouvre la porte donnant directement dans cuisine. Sa mère s’affaire à l’évier et son père lit le journal. La cuisinière à charbon est allumée. Un pot-au-feu mijote à l’écart du foyer principal, mêlant ses effluves appétissants aux émanations oppressantes de la combustion de l’anthracite.

— Qu'est-ce que tu fais, Michèle ?
— Il a du mal à respirer, comme s'il était oppressé : j'augmente le débit de l'arrivée d'oxygène. Regarde bien comment on fait, Marie…


— Ah, Frédéric, c’est toi ! Tu en as mis un temps pour arriver ! Ton train est passé depuis plus d’un quart d’heure.
— Bonjour maman. Oui, j’ai un peu discuté avec un copain à la gare. Bonjour papa.
Pourquoi est-ce qu’il ne dit pas tout simplement la vérité ? Il ne se sent pourtant coupable de rien…
Il pose sa valise, distribue à chacun les quatre bises réglementaires de proches qui ne se sont pas vus depuis longtemps, tombe son imperméable et son blouson.
— Tu as bien travaillé pendant ces quinze jours ?
— Comme d’habitude.
— Ça va alors...
— Oui, ça va bien. Ce qu’on fait cette année est très intéressant. On a des cours de pédagogie, de psychologie de l’enfant, d’agronomie et même de secrétariat de mairie.
— C’est très bien tout ça. Ça devrait te servir dans ton futur métier.
— Tiens, à propos de métier, je sors ce soir.
— Ah... Où veux-tu aller ?
— Au bal des Œuvres Laïques.
— Tu veux aller au bal ! Avec qui ?
— Personne en particulier.
Pourquoi est-ce qu’il ment à nouveau ? Il n’a pas envie de parler ; c’est cela, pas maintenant. En réalité il a peur de laisser échapper un mot qui déclencherait l’inévitable inquisition. Il a envie d’être seul et de réfléchir, de s’analyser tranquillement, mais, après quinze jours d’absence, ses parents ne comprendraient pas. Il faut qu’il trouve un argument convaincant.
— Il y aura beaucoup d’enseignants à ce bal, cela peut être intéressant pour moi, je pourrai me renseigner sur les postes vacants à la rentrée de l'an prochain.
— Peut-être... Oui... Qu’est-ce que tu en penses Fernand ?
— Laisse-le y aller va, c’est de son âge maintenant.
— On peut manger tôt ?
— Tu n’as qu’à mettre la table, c’est prêt.
— Tu ne manges pas beaucoup, tu n’as pas faim ? Tu n’aimes plus ma cuisine ?
— Si, si, c’est très bon mais simplement, à l’E.N ce midi, on nous a servi des frites et j’en ai repris, alors...
— Ce n’est peut-être pas bien prudent de sortir le soir après ce que tu as eu. Qu’est-ce que tu en penses Fernand ?
— Écoute Pauline, c’est à lui de sentir s’il peut ou pas.
— Tu as encore une petite mine, tu es sûr que tu n’as plus mal au poumon ?
— Je n’ai plus mal du tout, rassurez-vous.
— Fernand, tu crois vraiment qu’il peut sortir ?
— Il a dix-neuf ans, il sait ce qu’il doit faire !
— Bon, il faut que je me prépare. Je dois me raser. Tu as besoin de l’évier tout de suite ?
Il n’y a pas de salle de bains ni même de lavabo dans les logements de la cité ouvrière. C’est un luxe encore réservé aux bourgeois. L’évier est le seul point d’eau de la maison.
— J’ai la vaisselle à faire, Frédéric. Pourquoi veux-tu te raser le soir ?
— Il faut que je sois bien présentable, tu comprends...
— À mon avis tu es très bien comme ça.
— Oui peut-être, mais je préfère.
— Bon, vas-y, pousse les assiettes sur le côté de l’évier.
— Tiens, il n’y a plus de dentifrice ? J’ai laissé mon tube à l’E.N. Comment je vais faire... flûte alors !
— Ne sois pas grossier ! Tu n’as qu’à mettre un peu de bicarbonate de soude sur ta brosse, ça marche aussi bien que le meilleur dentifrice, demande à ton père !
— C’est vrai papa ?
— Oui, c’est vrai, répond son père avec son bon sourire ébréché.
— Mon costume est dans la chambre du haut ?
— Dans la grande armoire.
— Ma belle chemise et ma cravate du dimanche aussi ?
— Tout est là-haut. Je vais chercher ce qu’il te faut sinon tu vas encore tout me retourner.
— Merci maman.
— Tu rentres à quelle heure ?
— Je n’en sais rien, mais je vais prendre une clé. Je ne ferai pas de bruit.
— Pas trop tard hein ! Tu es encore fatigué.
— Oui oui, sois tranquille !
— Et tu mettras ton cache-col ! As-tu encore assez d’argent ?
— Je n’ai presque rien dépensé ces quinze jours, il me reste encore sept cents francs , c’est plus qu’il m’en faut.
Le poids qui comprimait la poitrine de Frédéric s'évacue ; tous les obstacles sont levés. Il respire presque librement maintenant.

      Il est neuf heures et demi du soir quand il sort de la maison. L’air froid de la nuit provoque en lui un nouveau besoin de tousser mais il se retient : sa mère est probablement encore derrière la porte… Sa mère qui s’inquiète toujours…
Pas facile de réussir à faire ce qu’on veut sans causer de la peine à ses parents. Jamais il n’a osé, ni seulement voulu les affronter. Ils sont parfois trop présents, surtout sa mère, mais si gentils avec lui. Il sait très bien qu’avant la fin du mois il n’y a plus d’argent dans le porte-monnaie des commissions : la paie d’un ouvrier de la SNCF ne permet aucun écart de budget et pourtant il n’a jamais manqué d’argent de poche. Mais c’est vrai qu’il se sent obligé de tout justifier, de toujours demander sinon des autorisations du moins des consentements.
Frédéric n’a pas l’habitude d’aller au bal mais il n’est pas inquiet, il sait danser. Enfin un peu... Suffisamment en tout cas pour être ni potiche ni ridicule sur la piste : chaque année l’école organise un thé-dansant, alors...
Il n’a pas peur des filles non plus, même si, depuis deux ans, depuis une première amourette qui a tourné court, il n’a plus voulu avoir de petite amie attitrée. En fait, Frédéric n’aime pas les aventures sans lendemain et ne court pas les bals en quête de bonne fortune, comme le font quelques copains de promotion. Il préfère se réserver pour celle qui sera la femme de sa vie. La plupart du temps, il préfère étudier, lire ou faire du sport.
Pourquoi donc a-t-il accepté cette invite d’une gamine effrontée ? Est-ce pour elle ou bien plutôt pour échapper quelque peu à l’atmosphère étouffante de la maison ?
Comment s’appelle-t-elle déjà cette petite écervelée ? Ah oui ! Marie-Michèle...
Marie-Michèle mince et souple dans les reflets brillants de son imperméable ciré, avec ses jolies jambes aux mollets bien galbés laissant deviner les muscles. Tiens, il a remarqué ses jambes ! Ce n’était même pas volontaire. Il essaie mentalement de reconstituer son visage mais à part les cheveux, courts, sombres, coiffés un peu à la garçonne : impossible… Est-elle jolie seulement ? Elle n’a ni la mollesse ni la langueur atone de beaucoup de filles de cet âge, ça c’est certain, il ne supporte pas, il ne l’aurait même pas écoutée. Pas d’acné sur la figure non plus : les boutons sur le visage d’une fille, il remarque tout de suite et ça le dégoûte. Vive, piquante, l’air spirituel, féminine sans être femelle, tout cela il l’a enregistré, passivement d’ailleurs car il n’avait vraiment aucune intention à son sujet, c’est plutôt elle qui...

      Les lumières de la salle des fêtes débordent sur le trottoir. Frédéric entre dans le grand hall illuminé, se dirige vers le vestiaire, pose sa gabardine et son foulard sur le comptoir en échange d’une contremarque de carton. Près de l’entrée, assise derrière une table encombrée d’une boîte en fer blanc servant de caisse, de plusieurs carnets de tickets et d’un plan de salle, une dame entre deux âges multiplie les sourires de circonstance.
— Jeune homme ?
— Une entrée s’il vous plaît.
— Voilà, c’est deux cent cinquante francs. Vous avez une table ?
— Euh, non...
— Vous avez eu raison de venir tôt, il m’en reste quelques-unes unes. Près de l’orchestre ?
— Non s’il vous plaît, je...
— Ah ! Tenez, j’en ai une bien placée, là, au milieu, contre le mur.
D’autorité, la dame coche un petit rectangle sur son plan. C’est deux cent cinquante francs aussi !
Il peste intérieurement contre sa timidité. Il suffit que quelqu’un lui parle d’un air assuré pour qu’il ne sache pas dire non. Il n’avait pas du tout l’intention de louer une table, mais ne me sent pas l’énergie d’aller contre le fait accompli, alors il paye. Quelle idée il a eu de venir à ce bal ! Maintenant, pour peu qu’il offre une consommation, son budget du mois sera épuisé. Bah ! Il n’achètera pas de cigarettes pendant quinze jours et ne s’en portera que mieux. Il ne va pas gâcher sa soirée maintenant, ce qui est fait est fait.
Il pénètre dans la salle des fêtes bruyante des conversations, des cliquetis de la verrerie du bar, des sons discordants des instruments qu’essaient les musiciens. Frédéric balaie du regard l’assistance encore clairsemée : quelques visages lui sont familiers, d’anciens camarades d’école primaire probablement, perdus de vue depuis trop longtemps pour qu’ils aient encore des préoccupations communes.
Il jette un œil sur son carton de réservation : numéro treize. Avoir la table numéro treize le jour de la sainte Lucie, c’est sûrement un signe...