Plus de deux ans qu’ils sont ensemble.
Frédéric est heureux. Ils viennent de traverser la France en scooter, de Chauny à Saint Jean de Luz.
C’est Marie-Michèle qui a suggéré leur inscription à un stage de voile et Frédéric a accepté avec empressement : ils seront ainsi une semaine supplémentaire l’un près de l’autre et c’est tout ce qu’il demande.
Assis face au soleil sur la petite herbe salée qui tapisse les interstices des rochers, Frédéric a mis le bras sur les épaules de son amie qui lui tient la taille. La mer amicale leur lance des éclats de lumière sur le corps et le visage. À leurs pieds, une vague toujours recommencée glisse entre deux cailloux émergents. L’eau monte et descend, s’insinue, caresse les pierres avec un bruit mouillé.
– Regarde Frédéric, entre ces deux rochers...
– La vague ?
– Oui, peux-tu me dire à quoi elle te fait penser ?
Frédéric se recueille un instant, se pénètre de l’ambiance.
– C’est très troublant tu vois, je pense à quelque chose de léger et de profond... de tendre et de fort... de pur et trouble à la fois... je pense à... Il se penche et murmure à l’oreille de la jeune fille, ... je pense à l’amour physique.
Le visage du garçon s'assombrit. Il ajoute, comme pour lui-même :
– J'aimerais tellement qu'on s'entende bien sur ce plan-là aussi…
– Ça viendra tout seul Frédéric, ne te tracasse pas. Je suis bien avec toi, je suis heureuse. Je voudrais que cet instant dure toujours.
– Il durera aussi longtemps que tu le voudras, Marie-Michèle.
Le fort de Socoa qui abrite le stage de dériveurs domine fièrement l’ovale de la baie de Saint Jean de Luz. Les dortoirs des stagiaires sont situés dans les pièces circulaires du donjon de Vauban : celui des garçons est au premier étage, les filles logent au-dessus. Stage de voile oblige, tous dormiront dans des hamacs de marine fixés au pilier central et sur le mur des pièces circulaires. Frédéric ne ferme pas beaucoup l’œil pendant la première nuit, le hamac balance au moindre mouvement et dormir sur le dos est inhabituel pour lui. Il occupe son esprit en pensant à son amie, tente de communiquer avec elle en pensée, cherche à lui transmettre les vibrations qu’il ressent quand il évoque son image.
Le stage cependant est intéressant. Après une initiation de deux jours à bord des baleinières du centre de voile, on leur affecte des 420, nouveaux dériveurs école qui remplacent avec bonheur les anciens « vauriens. » Frédéric fait équipe avec son amie. Ils se relaient régulièrement à la barre et au foc. Bons élèves, ils dominent rapidement les rudiments de la manœuvre et sont vite capables de sillonner en tous sens les eaux fraîches de la rade.
Le quatrième jour, une régate entre les stagiaires est organisée. La brise est faible, les risées rares et le soleil très généreux. La première manche de la course se prolonge bien au-delà de midi dans la chaleur accablante de juillet. En dépit d’un mauvais départ, une honorable troisième place récompense leur application. Cet après-midi ils vont montrer ce dont ils sont capables. Altéré, déshydraté, Frédéric boit beaucoup d’eau lors du repas écourté. Hélas, le vent a encore faibli, son souffle est devenu imperceptible. Le ciel est blanc de chaleur. Le petit dériveur oscille au gré de la houle résiduelle. Le petit bruit mouillé de l’eau qui clapote sous la coque du bateau commence à agir sur le subconscient de Frédéric, il commence à se tortiller sur son bouchin, croise les jambes pour contenir son envie d’uriner, force sa volonté dans un énorme effort de contention. Bien sûr, le dériveur avançant lentement, il pourrait plonger et se soulager dans la mer complice, mais le chef de stage a interdit la baignade en cours de régate et il est là sur la jetée à lorgner avec ses jumelles. Impossible non plus de se dresser et de se soulager comme ça, ils sont dans le groupe de tête mais quelques autres « 420 » sont là autour d’eux dans un faible périmètre et puis il ne veut paraître ni vulgaire ni grossier aux yeux de Marie-Michèle.
L’envie qui le presse est si forte qu’elle lui donne presque la nausée. À bout de ressources, il avoue son petit drame intérieur à son amie, lui donne la barre saisit l’écope et va s’agenouiller à l’avant de l’embarcation. Marie-Michèle a le tact et la gentillesse de ne pas lui faire de remarque. Au bord de l’explosion, il n’aurait pas tenu une minute de plus. Une intense sensation de bien-être physique et moral accompagne son soulagement.
– Cette incontinence était prévisible. Les reins sont atteints mais ils fonctionnent encore. Vous allez lui placer une sonde. Il ne faut pas qu’il reste dans l’humidité toute la nuit.
– Mais il est toujours inconscient docteur.
– Ce n’est pas une raison.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, docteur. Pensez-vous qu’il puisse reprendre conscience ?
– La progression de la maladie est exponentielle, les grandes fonctions sont atteintes les unes après les autres. Je suis très pessimiste.
Le hors-bord du chef de stage arrive à plein moteur vers la flottille, l’homme agite vivement un linge de droite et de gauche ; il crie dans son porte-voix : « Au mouillage ou à la plage tout de suite, coup de brouillarta imminent, au mouillage ou à la plage tout de suite ! »
Frédéric regarde le ciel qui est devenu laiteux ; vers le sud-est la montagne est couverte d’une chape grise, le vent est absolument nul. Au moment où il adresse à Marie-Michèle une moue sceptique, une violente rafale de sud déséquilibre le dériveur. Il relâche instantanément l’écoute de grand-voile, rétablit de justesse l’instable l’embarcation.
– Frédéric, si on est pris au milieu de la baie par le coup de brouillarta, la consigne est de filer le plus vite possible s’échouer sur la plage de Saint-Jean.
– On y va ma belle, grand largue toute !
Sur la plage, les dériveurs ont affalé leurs voiles. Le moniteur donne les consignes : « le vent est établi à force sept à peu près, il va tenir tout l’après-midi et toute la nuit sûrement. Pour l’instant il n’y a que du clapot mais dans une demi-heure on va avoir des grosses vagues, voire des déferlantes malgré la Sainte-Barbe. Il faut rentrer au mouillage rapidement ou faire le tour de la baie à pied ! Y en a-t-il qui veulent tenter la traversée contre le vent ? C’est possible en prenant plusieurs tours de rouleau sur la bôme. »
Frédéric regarde brièvement sa compagne qui acquiesce du regard.
– On veut bien essayer.
– Alors, c’est tout de suite ! Naviguez au « bon plein », ne cherchez pas le « près serré », vous n’avanceriez pas. Allez, embarquez ! Vous disposez d’un quart d’heure.
Marie-Michèle s’est remise au foc. Frédéric entre dans l’eau, pousse la petite embarcation, exécute un rétablissement, saisit l’écoute de grand-voile et la barre. Le dériveur s’incline puis fonce dans le clapot. Les bords se succèdent rapidement tant est grande leur vitesse. Il n’a pas besoin de donner les ordres de manœuvre, Marie-Michèle sait l’instant précis où elle doit filer sa voile et changer de côté. Ils se complètent admirablement bien. Les embruns fouettent les corps et les visages mais l’excitation les empêchent de sentir la fraîcheur des éléments. Le mouillage arrive à grande vitesse. Frédéric estime les trois longueurs nécessaires pour arriver pile à la bouée, se place vent de travers en relâchant légèrement son écoute et donne un rapide coup de barre pour se placer face au vent. Le bateau court sur son erre, s’arrête à trois mètres du flotteur et commence à culer. Frédéric peste et ne comprend pas, il a pourtant parfaitement exécuté les manœuvres qu’on leur a enseignées.
– Deux longueurs seulement par ce vent ! lui crie sa partenaire, parfaite équipière. Frédéric repart dans le clapot, tire un nouveau bord et recommence la manœuvre d’amarrage qui réussit parfaitement cette fois.
Sur le quai d’accostage une stagiaire les aborde :
– C’était vous là sur le « 420 » numéro seize ?
– Oui, pourquoi ?
– Et bien, vous êtes sûrs de réussir votre diplôme ! Le chef vous a regardé tout le temps et il était aux anges !
Frédéric claque des dents. Il a le corps transi mais il est heureux intérieurement. Il a compris que Marie-Michèle et lui se complètent parfaitement, qu’elle peut l’aider, le conforter, le suppléer.
Si seulement ils pouvaient trouver le même accord, la même communion dans leurs corps…
Il a envie de serrer la jeune fille dans ses bras, de l’embrasser mais comment faire ? Les autres sont là qui ne comprendraient pas.
– Marie, il faut changer immédiatement la literie du malade de la six cent treize. Il grelotte. Occupe-t ’en pendant que je lui place la sonde.
– Je vais tout de suite à la réserve chercher des draps.