3. Le bal des Œuvres Laïques.
      La dame des billets a dit vrai : la table est bien placée.
À mi-distance de l’orchestre et de l’entrée, elle permet d’avoir une vue globale sur la salle sans être assourdi par les cuivres de la musique ni gêné par les évolutions des danseurs.
Assis sur la banquette de velours rouge qui équipe un côté de la table, dos contre le mur, il regarde les évolutions des quelques couples qui, sûrs de leur technique et objets de tous les regards, ont osé se lancer les premiers sur la piste. Il est dix heures du soir, elle n’est pas là. Viendra-t-elle seulement ? Elle s’est peut-être vantée, elle est bien jeune pour participer à un bal de nuit. Ses parents sont invités a-t-elle dit, mais ils n’auront peut-être pas eu la possibilité ou l’envie de venir. Il aura perdu sa soirée et son argent…
Il regarde à nouveau la salle de bal. Des jeunes filles, il y en a. Faute de cavalier, certaines dansent entre elles. Évidemment, ce ne sont pas les plus jolies ! Il n’a pas bien envie d’aller inviter une inconnue. Cela se fait pourtant, c’est même un bon moyen de lier connaissance, de sympathiser et plus, pourquoi pas... Mais non, décidément non. Pas tout de suite en tout cas.
Après les premiers morceaux de musique, vifs, dynamiques, entraînants, destinés à donner le ton de la soirée, l’ambiance lumineuse baisse, la musique se fait plus douce, langoureuse, intime. La piste est rapidement remplie de couples enlacés. Une boule à facettes réfléchissantes envoie des taches colorées sur les murs de la salle pendant que deux projecteurs, placés de chaque côté de la scène, diffusent une lumière violette qui fait ressortir les parties blanches des vêtements des musiciens et des danseurs. L’effet est magique, la scène est irréelle. La danse dure longtemps car, dès que la musique cesse, des applaudissements réclament une prolongation.
Quand la lumière se rétablit, Frédéric regarde une fois de plus vers la porte dans l’espoir de plus en plus ténu de la voir arriver. Des valses succèdent à la série de slows. La piste est plus clairsemée maintenant, beaucoup de danseurs ont regagné leurs places et se rafraîchissent. Soudain son cœur manque un battement puis se met à taper plus vite, plus fort. À cinq travées de table de l’endroit où il se trouve, plus près de l’entrée, trois personnes viennent de s’installer, un couple d’une quarantaine d’années accompagne une jeune fille vêtue d’une jupe rouge et d’un corsage blanc. Elle lui tourne le dos mais déjà il sait : elle n'a pas menti, elle est venue, elle est là, c’est Marie-Michèle.
Frédéric laisse passer quelques mesures du tango qui a succédé à la série de valses avant de se diriger vers la piste puis vers les nouveaux arrivants. Un soudain accès de timidité m’empêche d’aller plus loin. Il s’arrête au bord de la première des trois rangées de tables et regarde la jeune fille avec intensité. Elle réalise soudain sa présence et a comme une sorte de commotion. Elle se lève vivement, dit un mot au couple qui l’accompagne et vient vers lui avec un sourire ravi.
Elle a des sourcils arqués qui donnent un air étonné à ses yeux noisette, ses pommettes haut placées lui confèrent une petite touche d’exotisme, son nez est très légèrement aquilin, sa bouche expressive est avivée du même rouge que sa jupe, tout en elle est harmonieux. L’image se grave dans sa mémoire. Il vit ce moment fugace et récurent qui conditionne toute une vie.
— Bonsoir Frédéric.
— Bonsoir Marie-Michèle.
Elle est d’une légèreté incroyable, devine toutes les évolutions qu’il lui demande. Assez piètre danseur, il se sent presque bon avec elle.
— Ainsi tu as pu venir, je suis si contente...
— Ne te voyant pas arriver, j’allais me décider à partir, tu sais.
— Mes parents ont traîné pour le repas, pour la vaisselle, pour s’habiller, je bouillais littéralement. Il y a longtemps que tu es là ?
— J’étais dans les premiers.
— Tu n’as pas dansé ?
— Non, je n’en avais pas envie.
— Et maintenant ?
— Maintenant... ça me plaît bien, et toi ?
— Moi, j’adore danser. Je pourrais danser toute la nuit.
— On sent tout de suite que tu aimes.
Il ne regrette plus rien, ni son travail qui attendra, ni l’argent qui va probablement lui manquer, ni les petits mensonges à ses parents. Il évolue dans un état proche du dédoublement onirique dans lequel tout ce qu’on entreprend réussi et où rien de désagréable ne peut arriver. Pourtant sur la piste en parquet, les couples manœuvrent de plus en plus difficilement et les contacts entre les danseurs se multiplient. Il essaie de protéger sa cavalière de son mieux mais ne peux lui éviter le coup d’épaule d’un danseur exubérant en démonstration de tango qui la déséquilibre. Il la maintient d’un bras ferme, hésite à interpeller le rustre qui ne s’excuse pas, y renonce pour ne pas provoquer de bagarre. Il n’est pas venu pour cela.
— Tu as vu ce paysan en représentation ? Heureusement que tu es costaud dis donc !
— Plus encore que tu ne crois...
Frédéric serre la jeune fille contre lui, la soulève totalement de quelques centimètres et continue la danse.
— Arrête, tu m’étouffes, je te crois, je te crois.
— Restes-tu jusqu’à la fin du bal ?
— À quelle heure finit-il ?
— Vers deux heures du matin, je pense.
— Tu es fou ! Mes parents ont parlé de minuit, pas plus.
— Ah... Alors je te retiens pour la prochaine danse, si ce n’est pas une valse bien sûr, d’accord ?
— Toutes les danses de la soirée si tu veux.
— Tu crois que tu pourrais venir à ma table ?
— Tu m’invites ?
— Ça me ferait très plaisir.
— Il faut que je demande.
— Essaies d’être persuasive !

      Frédéric est retourné s’asseoir à la table treize mais ne perd pas de vue celle de sa nouvelle amie, essaie de suivre de loin la discussion. Une onde d’anxiété l’effleure quand il voit les parents de Marie-Michèle se lever et la jeune fille jeter un gilet blanc sur ses épaules. Il a l’impression que son cœur se vide de son sang. « Ils ne veulent pas… je l’ai serrée trop fort pendant la danse et ils ont tout vu, ils ne sont pas contents et ils s’en vont… » Mais Marie-Michèle revient vers lui, un sourire radieux éclaire son visage :
— Mes parents sont d'accord. Ils acceptent même de prolonger jusqu’à minuit et demi. Je ne sais pas ce que tu leur as fait pour qu’ils disent oui comme ça, sans restriction, ce n’est pas leur habitude !
— Rien du tout, je ne les connais pas et eux non plus.
— Détrompe-toi. Ma mère te connaît.
— Impossible, je ne l’ai jamais vue.
— Tu n’as pas été malade il y a un peu plus d’un mois ?
— Comment sais-tu cela ? Quel rapport ?
— Je sais beaucoup de choses !
— Allez, explique !
— Tu es allé passer des radios n’est-ce pas ?
— Oui, alors - Ma mère est assistante médicale chez le radiologue et elle m’a dit : « tiens, j’ai vu Gon… heu ton copain normalien au cabinet mais ce qu’il a n’est pas grave. » Tu vois comme c’est simple !
— Comment pouvait-elle savoir qui j’étais et que tu me connaissais ?
— Je t’avais vaguement montré de loin une fois et elle s’est souvenue. Allez, viens danser.
Elle se lève, le tire par la main, l’entraîne au milieu de la piste, impose sa jeune volonté. Elle se colle à lui, écrase sa poitrine menue contre lui, ses jambes se collent aux siennes et il se laisse faire, ravi. Ils dansent, au hasard de la musique et des espaces, passent sans le rechercher ni l’éviter non loin des parents de Marie-Michèle : rien dans l’attitude de ceux-ci ne suggère la réprobation. Marie-Michèle est tour à tour tendre, vive, douce, enjouée, visiblement heureuse. Sa fragilité n’est en fait qu’une apparence, elle déborde d’énergie et de dynamisme. Alors il oublie les soucis qu’il s’impose quotidiennement par son naturel trop sérieux. Il danse sans arrêt, s’initie aux nouveautés comme le rock and roll, le cha cha cha Il essaie même de tenter une valse maladroite. Le monde vient de changer, il vient de changer de monde.

      Sur la banquette où ils sont revenus s’asseoir et récupérer, Frédéric ne se permet pas le moindre geste déplacé à l’égard de Marie-Michèle. Les mots sortent de sa bouche sans calcul, sans même qu’il l’ait décidé, lui qui d’habitude mesure soigneusement ses paroles.
— Tu sais, ce soir, pour la première fois depuis longtemps, je me sens bien, je suis heureux.
Elle tourne la tête, le regarde franchement dans les yeux. L’étincelle de malice qui les fait briller a disparu. Sa voix a changé et c’est d’un ton presque grave qu’elle murmure :
— Tu es sincère ? Ce n’est pas du baratin au moins ?
— Tu sais, ou peut-être ne sais-tu pas encore, ce que j’apprécie le plus chez les gens, c’est la franchise. Quand je dis quelque chose, je le pense. Non, ce n’est pas du baratin comme tu dis.
Leurs lèvres se touchent sans qu’il l’ait prémédité, parce qu’elle s’est penchée vers lui pour mieux écouter sa réponse, parce qu’une pulsion irrésistible s’empare de lui. Il sent l’abandon de l’enfant et de la femme dans la fraîcheur de ce baiser spontané. La tête de la jeune fille se niche contre son épaule. Il a conscience au plus haut point que l’instant qui vient de s’écouler est le plus important de sa vie.
— Tu ne veux plus valser ?
— J’aime beaucoup le rythme de la valse, j’apprécie de voir les gens qui la dansent bien, mais tu as pu te rendre compte que ce n’est pas mon point fort.
— Ça ne fait rien, je suis bien avec toi, même sans danser.
— Tu te rappelles ce que tu m’as dit tout à l’heure ? Tu m’as dit : « pas aujourd’hui ! »
— Tout à l’heure ? À quel propos ?
— À propos de... « machin »
— Oh non ! Tu penses encore à ces bêtises !
— J’aime bien savoir.
— Tu ne te fâcheras pas ?
— Promis !
— Et bien, avec les copines du lycée et en particulier avec Marie-Françoise...
— La blonde ?
— Oui, on s’amuse à donner des surnoms à tous les gars qu’on remarque. Par exemple, ton copain, celui qui s’entraîne à la course sur le stade avec toi, c’est Gédéon.
— Il va être content quand je lui dirai.
— Non, s’il te plaît, Marie-Françoise est amoureuse de lui.
— Ah bon ! Et moi ?
— Tu me jures de ne pas te mettre en colère ?
— Promis.
— Toi, c’est Gonzague.
— Pourquoi ce sobriquet ?
— Comme ça, sans raison, parce que ça nous passait par la tête.
Une expression à la fois mutine et inquiète apparaît sur le visage de la jeune fille pendant que ses pommettes rosissent.
— Tu n’es pas fâché ?
— Je ne te cache pas que je préfère mon nom.
— Frédéric, j’aime beaucoup. Que fais-tu demain, on peut se voir ?
— J’ai du travail, il faut que j’aille à la bibliothèque.
— Je peux venir avec toi ?
— Ça me ferait plaisir, mais tu vas peut-être t’ennuyer.
— Sûrement pas, j’adore la lecture.
— Je passerai à dix heures devant l’église Notre-Dame.
— Oh ! J’aperçois mes parents qui s’agitent, retournons vite danser.

— Avez-vous trouvé une chambre pour notre client, mademoiselle ?
— Je l'ai placé dans la chambre treize au sixième.
— Son état ?
— Il est toujours inconscient mais la fièvre est un peu tombée. Il ne tousse presque plus.
— La codéïne !
— Un signe encourageant : il bouge faiblement la tête de temps en temps. Ce n’est plus simplement un coma réactif. Je trouve que son visage est moins crispé, plus détendu, il a l’air de moins souffrir.
— Le fortal !
— À l’observer de près, on dirait qu’il exprime des émotions, j’ai même cru un instant qu’il souriait mais c’était si fugace que c’est peut-être mon imagination.
— Contentons-nous de faits objectifs mademoiselle. Les mouvements que vous avez observés constituent cependant un élément positif encourageant. Continuons le traitement avec les mêmes dosages.