Frédéric se réveille naturellement à sept heures tant est forte l’habitude prise à l’internat. Il s’étire de bien être dans la tiédeur du lit de la chambre sans chauffage. Sa pensée se fixe immédiatement sur Marie-Michèle. Cette fois, il n’a pas besoin de recomposer son image, elle s’impose à lui d’emblée. Le visage mobile et expressif où l’espièglerie chasse rapidement les moments de sérieux, le corsage blanc soyeux où moussent quelques points de dentelle, la jupe écarlate dont les envolées laissent entrevoir la frange claire d’un jupon, les chaussures noires à petits talons aiguille qui affinent encore un peu plus ses jambes bronzées. Frédéric s’attarde longuement à cette évocation qui le ravit, reconstitue cette merveilleuse soirée de la Sainte Lucie. Quand, vers huit heures et demie, il se lève et ouvre les persiennes métalliques, le brouillard commence à s’estomper, le blanc laiteux du ciel laisse présager une journée splendide.
Quelques cliquetis de vaisselle choquée, audibles à travers le plafond de la cuisine que surmonte sa chambre lui apprennent que ses parents sont levés et s’activent. Il saute dans ses habits, descend trois à trois le raide escalier.
— Bonjour maman, bonjour papa.
— Ah, Frédéric, je t’ai entendu te lever. Ne descend pas l’escalier aussi vite ! Un jour tu vas te casser les reins. As-tu assez dormi ?
— Oui, j'ai très bien dormi. Il va faire beau, je crois !
— C'est qu'on va vers l'été : hier c'était la Sainte Lucie, répond son père.
— Tu plaisantes papa !
— À peine. À partir d'aujourd'hui les jours commencent à rallonger : « à la Sainte Luce, le jour croît d'un saut de puce ! »
— Je ne crois pas que les jours rallongent, papa. Le jour le plus court, c'est au moment du solstice d'hiver, le 21 décembre, et nous ne sommes que le 13, enfin le 14 aujourd'hui.
— En réalité, les jours rallongent un peu le soir et continuent à diminuer le matin, tu peux vérifier sur le calendrier des postes.
Content de la diversion, Frédéric enchaîne :
— C'est étonnant ça, je vais regarder…
Tenace, sa mère relance le sujet qui lui tient à cœur ; l'inquisition commence.
— À quelle heure es-tu rentré ?
Son père, un instant complice tacite, hausse discrètement les épaules.
— Un peu après minuit, pourquoi ?
— Au moins ! J’ai entendu deux fois sonner les cloches de Notre-Dame.
— Je t’ai réveillée ? Pourtant j’ai fait attention...
— Je ne dormais pas. Et tu as encore fermé les portes de la cage d’escalier : l’air chaud de la cuisine ne peut plus monter !
— Je n’ai pas eu froid.
— Après ce que tu as eu, ce n’est pas prudent ! Tiens, voilà ton bol de café au lait, mets du beurre sur ta tartine. Il est bon, je l’ai acheté à une paysanne au marché. Tu as rencontré des instituteurs ?
— Il y en avait, oui.
— Tu as dansé ?
— Un peu.
— Avec qui ?
— Oh, j’ai retrouvé par hasard une copine de Laon.
— Ah bon. On la connaît ?
— Je ne crois pas.
— Comment est-elle ?
Son père tente une nouvelle fois de l'aider :
— Laisse-le donc tranquille, Pauline !
— Non, c’est bon papa, je peux répondre. Elle est normale, brune, lycéenne et... et c’est tout. Bon, ce matin je dois aller à la bibliothèque municipale, j’ai besoin de documentation pour mon mémoire.
— C’est quoi ton mémoire ? poursuit son père.
— Les défenses et les fortifications de la ville à travers les âges.
— Il n’y a pas de fortifications à Chauny.
— Oui, mais il y en a eu !
Satisfait d’avoir dévié la conversation sur un terrain plus solide, Frédéric remercie mentalement son père de son aide complice. Il finit de boire son bol de café au lait et s’installe à l’évier pour la toilette, rase avec un soin méticuleux une barbe qui n’a pas repoussé, brosse consciencieusement ses dents au bicarbonate, plaque au gel de coiffure quelques cheveux rétifs, éteint d’un doigt mouillé de salive une dartre qui avive son front. Enfin satisfait de l’image que lui renvoie la vieille glace piquée, il remonte dans sa chambre, enfile un pull à col en V sur la chemise de la veille, prends veste, écharpe, et gants de peau, cadeau de Noël de l’an dernier et redescends en chantonnant un air du bal de la veille :
Souviens-toi de ce tango des jours heureux…
— Bon, je vais travailler. Je ne rentrerai pas avant midi et demie.
— Mais la bibliothèque ferme à midi !
— Oui, donc je serai là vers midi un quart, midi et demie, c’est pour éviter que vous m’attendiez.
Frédéric sort quelques feuilles de copie de son vieux cartable de cuir, vérifie le plein de son stylo puis, soulagé, sort par la venelle. Il aime bien ce couloir en dédale, terrain de jeu de sa première enfance.
La brume du ciel s’est dissipée, le vent est nul et le soleil de cette toute fin d’automne montre encore un peu de vigueur. L’horloge de l’église lui indique qu’il est dix heures moins cinq minutes. Les cloches carillonnent à toute volée, annonçant la messe chantée. Comme nombre de paroissiens, il se dirige vers l’église mais n’en franchit pas le portail latéral. À l’inverse de ce qu’il a dû faire tant de fois dans son enfance, il continue vers la rue principale, regarde de tous côtés, s’attarde à la devanture du libraire. Un début d’inquiétude l’oblige à consulter sa montre : il n’est que dix heures. Il revient sur ses pas, entend les premiers accords de l’orgue à travers les vantaux de l’église, la messe commence.
Un début de prière informulée, relent de son éducation, remonte jusqu’à ses lèvres : « Mon Dieu faites pour qu’elle puisse... »
Dix heures cinq, toujours personne. « Elle n’a sûrement pas pu obtenir la permission de sortir... D’ailleurs elle n’avait rien promis... » Le soleil lui semble moins brillant maintenant, les briques des maisons plus ternes, les pavés du trottoir plus inégaux. Il se prend à tousser, nerveusement, avale sa salive avec difficulté : une boule vient de se former dans sa gorge qui le presse douloureusement.
Des pas précipités sonnent sur le pavé. Frédéric se retourne : c’est Elle !
Marie-Michèle finit en courant les quelques mètres qui les séparent encore.
Elle est venue. Il a un arc en ciel dans le cœur. Elle se jette contre le garçon et lui tend ses lèvres sans fard.
Elle est merveilleuse de jeunesse et de fraîcheur dans un manteau beige à pieds de poule saumonés, avec son visage doré par le soleil du matin et ses yeux noisette qui brillent de bonheur. Frédéric n’aime pas se donner en spectacle, mais là, il oublie toutes les conventions, les hypocrisies, les apriori dont on l’a abreuvé depuis sa naissance. Il presse la jeune fille contre lui, étouffe à la source les mots d’excuse qu’elle veut formuler.
— On y va ?
— On y va. Je suis tellement heureux que tu aies pu te libérer, mais tu sais ça ne va pas être drôle pour toi, je vais devoir travailler.
— J’aime beaucoup les livres, je lis énormément. Je pourrai feuilleter pendant que tu compulseras ta documentation. Qu’est-ce que tu dois faire ?
— Dans trois mois, comme tous les normaliens en formation professionnelle, je dois présenter un mémoire. J’ai besoin de consulter des documents qui retracent l’évolution des défenses de la ville. Il existe un livre sur ce sujet mais malheureusement il s’agit d’un manuscrit original et je n’ai pas le droit de le sortir, il est enfermé dans une vitrine. Je peux juste le consulter sur place et prendre des notes.
— Si tu veux je peux t’aider, recopier les textes qui t’intéressent. J’écris vite et bien tu sais.
— Tu es la plus gentille ! Je veux bien. On empruntera un autre stylo à la bibliothécaire. Que fais-tu cet après-midi ? Tu peux sortir ?
— J’ai bien peur que non. Je vais voir mes grands-parents.
— Tu rentres au lycée de Laon ce soir ?
— Oui, il faut bien.
— À quelle heure ?
— Je prends l’express de six heures.
— C’est formidable, moi aussi.
Non loin de la gare, sous le pont de la Chaussée où ils viennent de se retrouver, Frédéric pose son bagage, profite de l’ombre complice pour serrer Marie-Michèle contre lui, mais elle ne lui tend pas les lèvres. Étonné, Il cherche à imposer une volonté qu’elle refuse à nouveau. Il met doucement les mains de chaque côté du visage de la jeune fille, l’éloigne de lui, capte un regard où perce l’anxiété. Il demande doucement :
— Pourquoi ?
Elle a une mimique d’excuse mais ne répond pas. Il réitère sa question :
— Pourquoi Marie-Michèle ?
— Tu as vu mes parents ?
— Hier ? Bien sûr ! Ils t’ont fait la morale ?
— Non, ce n’est pas cela. Simplement, le monsieur que tu as vu n’est que mon beau-père. C’est d’ailleurs à cause de cela que je suis interne à Laon. Mon vrai père est mort d'une maladie des poumons quand j’étais petite, voilà, c’est tout. Tu veux toujours m’embrasser ?
Pour toute réponse, il reprend sa tentative, réussit à imposer sa force, échange longuement son souffle avec la jeune fille. Elle ne s’oppose plus. Il perçoit une immense gratitude dans cet abandon.
Après l’élan spontané qu’en aucune façon il ne regrette vient la réflexion : pourquoi cette attitude de sa part maintenant, alors qu’hier soir et même ce matin... Scrupule où bien petit jeu pour le tester ? Peut-être aussi a-t-elle besoin d'une épaule amie, d'un grand frère en plus d'un amoureux… Que se passe-t-il en réalité dans cette jolie petite tête de femme-enfant ?
Dans le train qui les ramène à Laon, ils sont assis l’un près de l’autre sur la même inconfortable banquette. Frédéric met le bras sur les épaules de la fille qui accepte spontanément la symbolique protection et se blottit contre le flanc du garçon. Ensemble ils regardent les lumières des maisons qui s’éloignent dans la magie de la nuit, communient dans un même silence complice. Il sait qu’hier il a rencontré son destin. Au plus profond de lui-même il a compris que maintenant ses ambitions, son avenir, sa vie, c’est elle ! Une sensation diffuse dont il avait seulement soupçonné l’existence dans ses rêves d’adolescent vient de naître en lui, quelque chose vient de se transformer dans sa poitrine. Pourtant, en dépit de l’élan formidable qui le pousse, il ne lui a pas encore dit le moindre mot d’amour : les mots sont trop pauvres pour exprimer ce qu’il ressent. Frédéric n’aime pas, ne veut pas galvauder ses sentiments. Les fadaises ne sont pas de mise quand on est comme lui tellement épris d’absolu. Il ne veut pas avoir d’attitude équivoque, de geste déplacé, de comportement vulgaire. La vitre du compartiment lui renvoie l’image du visage de la jeune fille, le bruit rythmé des roues du train qui fonce vers leur avenir bat à l’unisson des pulsations de son cœur, il se fait intérieurement le serment de tout faire pour garder sa nouvelle amie, toujours.
Frédéric est le premier à rompre le silence :
— C’est ma dernière année à Laon, tu sais Marie-Michèle. Dans huit mois je serai nommé instituteur sur un poste vacant du département.
— Tu veux vraiment être instituteur ?
— Pour un fils de famille ouvrière, c’est plutôt bien non ?
— Tu ne peux pas faire mieux ?
— À vrai dire, j’y ai un peu pensé. Le professeur de français de l’école normale me conseille de continuer mes études et de passer une licence de lettres, le prof de gym me pousse vers le professorat d’éducation physique. J’hésite... Je vais peut-être tenter le concours d’entrée dans un CREPS , mais ça veut dire quatre ans d’études au minimum avant l’armée. Ça va être long tu sais.
— Oui, ça va être long. Mais moi aussi il faut que je fasse des études alors...
— Quel métier veux-tu faire ?
— D’abord passer mes deux bacs, bien sûr ! Ensuite, j’aimerai bien faire... comme toi !
— Une onde de bonheur envahit le cœur de Frédéric. Dans ce propos banal en apparence se dessine la perspective de toute une vie.
— Tu as l’air songeur, tu penses que je n’en suis pas capable ? Tu sais, je n’en ai pas l’air mais je suis sportive ! Je cours vite et je suis première de la classe en gym.
— Ce serait formidable !
« ... pour nous deux... » L’inconscient de sa pensée vient de formuler intérieurement les mots qu’il n’a pas cherché. Il se rend compte que les dernières vingt-quatre heures qu’il vient de vivre ont été les plus riches et les plus heureuses de sa vie, qu’il n’aspire plus qu’à les prolonger, les renouveler, les multiplier. Pourtant l’inéluctable séparation approche, le convoi vient de donner un ultime coup de frein qui l’immobilise en gare de Laon.
Ensemble, lentement, main dans la main, ils montent les rampes qui mènent au plateau, marchent dans les rues sombres de la ville haute vers le quartier des écoles. Après l’église Saint-Martin, leurs routes doivent diverger. Frédéric n’aime pas les adieux qui traînent, qui rendent encore plus dure la séparation. Un baiser d’aurevoir, un dernier regard qui va chercher dans les yeux de l’autre une promesse d’avenir, des doigts qui tardent un peu à se lâcher, puis arrive l’inéluctable solitude, l’absence, le vide.
Sur le chemin de son école, Frédéric s’interroge à nouveau, s’étonne de la vitesse à laquelle il s’est entiché d’une gamine qu’il avait peut-être déjà vue mais jamais vraiment remarquée auparavant. Elle a seize ans à peine et lui dix-neuf. Ils n’ont pas l’âge de vivre ensemble, il le sait, il a conscience que leur bonheur tout neuf devra se nourrir d’instants dérobés au travail, à la vie de famille, aux loisirs d’hier mais c’est la règle du jeu, peut-il la refuser ?
Comment leur histoire va-t-elle évoluer ? Il ne gagnera pas sa vie avant un an d’ici et, aussitôt après, ce sera le service militaire, l’Algérie probablement... Plus de deux ans dans le meilleur des cas ! Doit-il continuer ses études, faire des projets à long terme, quelle place peut-il accorder à Marie-Michèle dans sa nouvelle vie encore pleine d’incertitudes ? Cette histoire toute neuve, il a terriblement envie qu’elle se prolonge, mais arrivera-t-elle un jour à sa conclusion logique ? Que se passera-t-il, qu’adviendra-t-il d’eux dans un an, dans trois ans, dans dix ans ?
— Qu'est-ce que tu écris, Michèle ?
— C'est pour le patron, Marie, il veut que je note toutes ses réactions.
— Tu as noté quoi ?
— Une nette amélioration : moins de fièvre, moins de contractions musculaires, visage plus détendu…
— C'est vrai qu'il a l'air plus calme. Tu crois qu'il peut guérir ?
— À ce stade de la maladie, on ne guérit plus. Tout ce qu'on peut espérer, c'est une sortie du coma avec une petite rémission…