6. Nuages noirs.
      Conforté par l’avis de Marie-Michèle, Frédéric se donne les moyens de sa nouvelle ambition. Il a un nouveau but, il va tout faire pour y parvenir. Il parfait sa forme physique en disputant toutes les compétitions d’athlétisme de la région avec le club de sa ville. Son corps entraîné est euphorique et sa polyvalence lui permet de s’aligner dans de nombreuses épreuves des trois disciplines athlétiques mais en raison de la proximité du concours d’entrée dans un CREPS il ne veut pas courir de risque. Il ne disputera sur le stade de la ville voisine que le lancement du poids et le triple-saut pour les couleurs de son club. Il excelle dans ces deux épreuves, il n’aura pas besoin de forcer son talent pour l’emporter et aura une semaine pour récupérer avant l’examen si important pour lui et pour l’image qu’il veut donner de lui à son amie.
C’est à la l'envolée du deuxième bond, lors du premier essai du concours de triple-saut que soudainement il s’écroule, la cuisse droite comme percée par une balle. Il comprend immédiatement qu’il vient de se faire la blessure tant redoutée des sportifs, la plus imprévisible et aussi la plus invalidante des blessures musculaires pour un athlète : le claquage. Recroquevillé dans le sable du sautoir, pressant sa cuisse à pleine main, Frédéric grimaçant de souffrance voit s’envoler son rêve et son avenir.
Morose, il assiste depuis la tribune à la fin de la réunion, il a perdu les titres départementaux qu’il visait, ce qui n’est rien, mais probablement aussi l’avenir qu’il s’était promis, en grande partie pour plaire à son amie.
Il regagne en clopinant l’autocar du retour, répond à peine aux questions pleines de commisération de ses collègues athlètes compatissants. Arrivé à la maison de ses parents, il a du mal à dissimuler sa douleur physique lors de l’ascension des quatre marches de pierre.
— Mon Dieu, Frédéric, que t’est-il arrivé ?
— Bonsoir maman. Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave, une simple élongation musculaire je pense. Papa n’est pas là ?
— Non, il est encore au jardin.
— Tu peux aller en haut dans ma chambre chercher le tube de « Dolpyc » qui se trouve dans ma valise ? Il faut que je me fasse un massage, que je me mette une bande.
— Tu ne veux pas qu’on aille chercher le docteur ?
— Non, je pense que ça va aller. Le plus ennuyeux, c’est que dans une semaine je passe le concours du CREPS...
— Si tu ne peux pas le passer, tu seras instituteur voilà tout. Et c’est peut-être mieux comme ça ! Ton sport ne peut te conduire qu’à l’accident. Tu sais que je n’ai jamais été pour !
— Mais maman, le sport n’est pas plus dangereux que le reste ! On peut se blesser n’importe où, quoique l'on fasse ! Et puis tu sais, comme je suis normalien, si je réussis, je serai boursier, mes études au CREPS seront gratuites, vous n’aurez rien à payer.
— Peut-être, mais je ne vis plus quand tu es sur un stade, tu n’as pas de limites, tu ne sais jamais t’arrêter, la preuve !
— Tu verras, ça ira mieux demain. Je vais aller m’allonger.
— Sans manger ?
— Je n’ai pas faim du tout ce soir. Je me rattraperai demain.

— Docteur, Marie, l’aide-soignante qui lui fait sa toilette m’a fait remarquer... Regardez ses jambes, la droite en particulier.
— Montrez-moi ça... Voyons... Oh en effet ! Peau violacée avec œdème généralisé à tout le membre.
— De quoi s’agit-il ?
— Dans un cas comme celui-ci, mademoiselle, on pense tout de suite à une phlébite. Vous allez lui faire immédiatement un bandage compressif sur tout le membre et une prise de sang pour analyse. Notez je vous prie : vitesse de sédimentation, numération globulaire, taux de prothrombine, nombre de plaquettes. Je veux les résultats le plus tôt possible dans la journée. — Bien docteur.


      Frédéric se soigne activement, masse sa cuisse matin et soir en drainant la circulation comme le lui a appris son prof de gym. Il boit beaucoup d’eau du robinet pour aider son sang à éliminer toxines et déchets. La plaque bleuâtre qui est apparue à l’arrière de sa cuisse au lendemain de la blessure a rapidement viré au jaune et la douleur, quoique toujours présente, s’est beaucoup calmée. Le vendredi qui suit l’accident, après une sérieuse application de pommade chauffante, il peut recommencer à trottiner et à rouler en vélo sur le plat. Heureusement qu’il est droitier. Si le claquage avait concerné sa jambe d’appel, il aurait dû renoncer définitivement à sa nouvelle ambition professionnelle.

      Le concours a lieu à Reims et les épreuves durent deux jours. La dissertation qui permet aux examinateurs d’évaluer leurs capacités intellectuelles ne pose aucun problème à Frédéric. Le sujet porte sur les bienfaits et les inconvénients du sport et la façon dont il le relie à la notion de bonheur. Fort de sa récente et douloureuse expérience, il rend un devoir remarquable de concision, d’adéquation, de vérité. Il en a conscience. Un peu d’espoir lui revient.
L’ordre des épreuves physiques dans son groupe de candidats commence de façon plutôt favorable pour lui : lancement du poids, son point fort en dépit d’une corpulence ordinaire, saut en hauteur qui sollicite essentiellement la jambe d’appel, sa jambe valide, et barres parallèles qui font appel à la puissance du haut du corps. Frédéric est satisfait de ses prestations mais le plus dur reste à venir. Lors du cent mètre chronométré, il a beau tendre sa volonté, forcer sur ses jambes, rechercher longueur des foulées, la vélocité, le chronomètre est implacable, douze secondes et cinq dixièmes, il est bien loin de son record. De plus, la douleur est revenue dans sa jambe blessée, et il reste encore le quinze-cents mètres à disputer ! En dépit de sa fierté, d’une volonté exacerbée, de l’image de son amie qui ne le quitte pas et à qui il dédit sa souffrance, il finit à l’agonie, s’écroule sur la pelouse du stade après la ligne d’arrivée. Cinq minutes et vingt-deux secondes, la honte. Un des plus mauvais temps de tous les concurrents ! Certes, il n’a jamais été un champion dans les épreuves de résistance, mais là... Dans un concours où c’est le dernier demi-point qui fait la différence, il vient d’en perdre sept ou huit. Frédéric est effondré, au bord des larmes qu’il refoule car un garçon ne « chiale » pas. Il est épuisé, en nage, sa jambe le lance énormément et il doit encore parcourir à pied les deux kilomètres qui le séparent de la gare.

— Il a des suées, des gestes brusques, des périodes de pâleur et de rubéfaction faciale en même temps qu’une forte accélération respiratoire. Sa température est remontée à 40°. Il semble vraiment fatigué docteur.
— Vous avez le résultat des analyses ?
— Il vient de nous parvenir du labo, le voici.
— Aïe ! La numération leucocytaire est importante, il fallait s’y attendre mais aussi son taux de plaquettes est anormalement élevé. C’est bien ce que je craignais : phlébite ! Non primitive évidemment. C’est une des évolutions possibles sinon prévisible de cette vacherie de maladie. Bon, on le place sous héparine si on veut éviter l’embolie définitive. Vous allez lui installer tout de suite une seconde perfusion avec doseur automatique.
— Je m’en occupe immédiatement.


      Marie-Michèle est partie en vacances sur une plage de la Manche. Pendant ce temps, sans l’aide du médecin qu’il déteste aller consulter, Frédéric tente de récupérer de la récidive de son accident musculaire. Il évite soigneusement tout effort physique violent. Le second hématome apparu après les épreuves physiques du concours d’entrée au CREPS commence à se résorber sous l’effet des pommades qu’il s’auto-prescrit.
Il peut à nouveau monter sur sa bicyclette et, puisque son amie est loin de lui, il profite des vacances pour se livrer à un des ses passe-temps favoris : la pêche au brochet.
Il affectionne cette activité qui, si elle demande une certaine attention, laisse cependant l’esprit libre de vagabonder.
Les brins de ses deux cannes à pêche soigneusement liées au cadre de son vélo, musette de forte toile militaire en bandoulière, il se rend au bord de la rivièrette, bras de l’Oise qu’il affectionne pour le calme et la sérénité qu’elle lui procure, même si cet endroit n’est pas réputé comme le plus poissonneux de la région. L’eau, contenue en aval par la barrière d’un déversoir, serpente paresseusement dans un paysage de prairie. Réformée de la navigation moderne, une vieille péniche en bois agonise entre les massifs de nénuphars jaunes de la voie d’eau inutilisée, la barrant presque complètement. Frédéric monte la première de ses cannes à pêche, jette quelques pincées d’amorce pour rassembler le fretin gourmand et affamé, pique délicatement un ver de vase au bout d’un minuscule hameçon et commence sa quête d’appâts vivants. Il varie les profondeurs de pêche en agissant sur le niveau du flotteur, anime l’appât par des retenues et des relâchées de la ligne. Cette technique éprouvée associée aux vertus de son amorce « maison » porte rapidement ses fruits, une première ablette étourdie se laisse séduire par l’appât suivie bientôt dans le vivier de la bourriche par quelques goujons et rotengles tout aussi téméraires.
Laissant la petite ligne pêcher seule, Frédéric s’éloigne du bord de l’eau pour assembler avec un soin méticuleux les brins d’une seconde canne en solide bambou noir. Il a depuis longtemps élaboré une technique tout à fait personnelle pour capturer l’ogre des rivières, beaucoup moins sot et plus méfiant qu’on veut bien le laisser entendre dans les milieux halieutiques. Pas d’énorme flotteur multicolore, ni de fil tressé, ni d’empile d’acier terminé par un hameçon double zéro dans son matériel. Il a taillé un flotteur dans le liège d’un bouchon de bouteille. Monté sur une ligne en fil de nylon invisible, équilibré à ras de l’eau par une olive profilée en plomb terni, celui-ci offre une résistance minimale aux efforts de navigation du pauvre vif et peut passer aux yeux d’un brochet tatillon pour un petit bout de bois dérivant.
Il n’attendra pas très longtemps l’attaque du carnassier attiré par la nage irrégulière de l’appât vivant. Le fil se tend brusquement pendant que le bouchon plonge dans les profondeurs glauques de la rivière. Frédéric rend la main quelques secondes puis revient au contact en récupérant lentement le fil de la main gauche et ferre avec énergie. La résistance saccadée qu’il perçoit au bout de ligne lui apprend que le poisson est accroché.
Ne pas le laisser s’enfiler sous les nénuphars, bien le maintenir vers le milieu de la rivière et le ramener rapidement vers la surface. Agir vite car les dents acérées du carnivore peuvent rapidement scier le nylon de la ligne. Un effort prolongé vers le haut de la forte canne de bambou noir et le poisson s’envole pour retomber sur la berge.

— Tu ne places pas le doseur d’héparine à son bras gauche ?
— Non, j’installe la perfusion côté droit à cause des branchements électriques.
— Il a des tuyaux partout, le pauvre…
— C’est pour son bien, et puis dans son état d’inconscience... Donne-moi la seringue... merci, le trocart maintenant... bon sang, ça ne va pas être facile, c’est tout juste si on voit la veine... bon, allons-y...


Frédéric pose au sol la canne tendue comme un arc par le poids de l’animal. Au moins trois livres estime-t-il. Il se précipite vers la bête que ses sursauts désespérés rapprochent de la rive. Au moment où d’une main habituée il va plaquer à terre le dos marbré du poisson, d’une ultime secousse celui-ci réussit à se libérer de l’hameçon qui, fouetté par la tension de la ligne vient se planter violemment dans la chair de son avant-bras droit.