Chez Charly le soir même, ils étaient onze. Manquaient Mathilde, Lucie, Eva et Pierre-André, ce dernier n’habitant pas Saint Thomas du lac n’avait pas voulu faire l’aller-retour de nuit en VTT.
Charly avait décidé de prendre la coordination de leur enquête. Il commença grand seigneur :
— Le coca, la limonade et l’eau qui pique sont sur la table avec les verres. Allez-y, n’attendez pas qu’on vous serve.
— Merci au nom de tout le monde, dit poliment Gilles.
— Je vais vous rappeler la teneur du billet phrase après phrase, continua Charly, essayons de creuser et de deviner le sens des mots utilisés. D’abord il dit :
« Je ne peux indiquer ni mon nom ni ma classe. » Pourquoi à votre avis ?
— Dès qu’il est question de drogue, tout devient dangereux, énonça Gilles. L’adjudant-chef Lemoine qui nous a “à la bonne” nous l’a assez souvent répété, hein Val ? Donc la personne qui a écrit le message, et qui en fait ne nous connait pas, garde un fond de méfiance et je peux le comprendre car peut-être est-il chouffé lui-même. Il peut aussi imaginer qu’il y a une taupe dans notre groupe.
— Ça va être coton de trouver son identité, constata Florian.
— Je remarque que le demandeur ne fait pas de faute d’orthographe, ce qui suppose une certaine culture, remarqua Valentin.
— Oui, bien vu. Phrase suivante :
« L’an dernier au collège, j’avais besoin de thune et j’ai fait la bêtise d’accepter de faire le chouf. » Des remarques ?
— Ben oui, commença Bouboule. Il était en collège l’an dernier, donc maintenant il est en seconde comme nous.
— Est-ce que nous pouvons trouver de quel collège il s’agit ? questionna Pauline. Je crois que le secteur de recrutement de notre lycée entre le public et le privé est de plus de dix établissements. Mission impossible.
— Pour l’instant, mais il y a des indices dans la suite du message, indiqua Gilles.
— Dans la phrase, il dit qu’il a eu besoin d’argent, continua Charly, donc a priori, il n’est pas d’un milieu riche. Pourquoi quelqu’un de pauvre qui a notre âge a gros besoin d’argent ? Qu’est-ce qu’on veut absolument s’acheter et qui vaut cher ? Quel est l’idée qui vient d’abord ?
— Smartphone, fit laconiquement Olivier.
— Donc il a fait le chouf, ça veut dire deux choses : un que ce n’est pas un voleur et deux qu’il connaissait au moins un dealer dans son collège ou dans son quartier.
— Ça semble aussi indiquer qu’il est d’en ville plutôt que de la cambrousse comme nous, remarqua Bouboule moqueur.
— OK, accepta Charly. Phrase suivante :
« Maintenant on veut m’obliger à continuer le business. » Qu’est-ce qu’on peut en déduire ?
— À mon avis deux choses, intervint Emily. D’abord il -ou elle- n’est pas complètement contaminé puisqu’il -ou elle- veut arrêter. Ensuite que la personne qui l’employait est plus forte ou plus inquiétante que lui -ou elle- et lui fait peur.
— Tu emploies le féminin, tu penses qu’il y a des filles qui font ça ? demanda Amandine.
— Peu probable mais pas complètement impossible, jugea Quentin.
— Début de la phrase suivante, enchaina Charly : « Comme j’habite avec ma mère handicapée… »
— Une personne handicapée qui ne peut vraisemblablement plus travailler vit avec son fils, -ou sa fille, hein Emily ?- et ce avec une toute petite pension, d’où la pauvreté, d’où l’envie d’un peu d’argent pour être comme tout le monde d’où le chouf. Il vit avec sa mère donc il s’agit soit d’une famille monoparentale, soit ses parents sont divorcés, soit son père les a laissés tomber, soit il est décédé, énonça Valentin. Ce qui explique un peu plus la pauvreté et le besoin de thune comme il dit.
— OK, je suppose qu’il est plus facile de tenter un pauvre qu’un riche en lui faisant miroiter quelques billets.
— Il est rare que les billets fassent miroir Charly, se moqua Amandine, son amie proche. Mais dans le fond, tu n’as pas tort.
— La suite me donne raison, il dit : « dans un petit F2 »
— Qu’est-ce que c’est exactement un F2 ? demanda Emily, la demi-anglaise.
— Un séjour, coin cuisine et une chambre, renseigna Margot.
— Effectivement, c’est pauvre, acquiesça Emily.
— Mais ce F2 est « bien situé » Qu’est-ce que ça veut dire pour lui ? interrogea Charly. La villa où nous sommes est bien située puisqu’elle est au bord du lac. Ce F2 serait dans un immeuble au bord du lac ?
— En fait, je pense qu’il veut dire bien situé pour servir de point d’approvisionnement en drogue car est-ce qu’une personne pauvre et handicapée peut se payer un logement recherché pour sa vue ? Excuse-moi Charly, mais je cite la suite : « on veut qu’elle serve de nourrice. » Je me suis renseigné, une nourrice est une personne insoupçonnable qui garde les réserves de drogue à dealer. Donc « bien situé » doit vouloir dire tout près d’un point de deal de façon à ce que le dealer puisse se réapprovisionner rapidement. Notre demandeur est probablement quelqu’un de gentil qui aime sa mère car il « ne veut pas qu’elle trempe dans ce trafic dégueulasse » mais qui s’est laissé happer par le milieu pour un peu d’argent facilement gagné.
— Pourquoi dit-il : «
J’ai bien aimé Jessica B. » Qu’est-ce qu’une ancienne petite amie vient faire dans cette histoire ? Serait-ce elle qui l’a incité à choufer ? questionna Pauline. Quelqu’un connait-il une Jessica ?
— J’avoue que cette phrase m’a beaucoup intriguée, dit Amandine. J’en ai discuté avec Mathilde qui m’a parlé d’une écrivaine américaine, mais ça n’a sûrement rien à voir.
— Avez-vous remarqué que l’auteur de cet appel au-secours, car c’en est un, n’indique ni nom, ni classe, ni adresse et ne nous donne pas non plus de moyen de le contacter ? Pas très logique, jugea Quentin.
— Donc nous nous cassons la tête pour rien, se découragea Florian.
— Charly, je peux me servir de ton ordinateur ? demanda Valentin.
— Pas de problème, vas-y. Eh, pensez à vous servir, proposa Charly.
Tu trouves quelque chose Valentin ?
— Je crois, écoutez tous : j’ai beaucoup ramé mais j’ai fini par trouver ceci : Jessica Brockmole, écrivaine américaine auteur du roman épistolaire : Une lettre de vous. Cela évoque quoi pour vous ?
— Mais bien sûr, s’écria Gilles. L’urne du CLASH se trouve dans un rayonnage de la bibli. Il veut indiquer un moyen de le contacter. Si le livre "Une lettre de vous" de cette écrivaine s’y trouve aussi, cela veut dire qu’il regardera dans ce bouquin pour voir si nous y déposons une lettre pour lui avec en retour la possibilité de correspondre avec nous. Il est génial ce mec.
— Mais nous n’avons toujours ni son nom, ni son adresse, ni même son quartier, se désola Amandine.
— Je peux sérier la question en contactant le lieutenant Marchais au commissariat de police. J’essaierai de lui faire dire quels sont les quartiers à éviter en ville, sous-entendu ceux où il y a du trafic, proposa Valentin.
— Alors nous avons fait le tour de la question pour ce soir. Qui se charge de lui rédiger une lettre pour dire que nous avons compris son problème et que nous cherchons une solution. Toi Gilles ? Super. Il est plus de sept heures, la séance est levée.