Ce fut grâce à ses connaissances d’en ville que Pierre-André put récupérer pour Eva le patronyme, la classe et en plus la photo de Margaux. Elle était en seconde S11 et se nommait Page. La photo, que Pierre-André lui imprima montrait une fille terne en habits de supermarché, aux cheveux châtain foncé mal coupés, chaussée de baskets à cinq euros. Tout en elle respirait la tristesse et la pauvreté. Quand Eva la repéra à la récréation de dix heures, elle était seule, tête baissée, dos appuyé contre un platane, sac à dos au sol près de ses pieds. Un duo de filles passa près d’elle, l’une des deux la bouscula sans s’excuser, l’autre shoota dans son sac. Margaux récupéra son équilibre et son sac sans rien dire puis repris sa place.
Émue, Eva vint près d’elle et s’adossa au même grand platane.
— Bonjour.
La fille tourna un peu la tête et la hocha timidement en réponse.
— Moi, c’est Eva, et toi ?
— …argaux, pourquoi tu demandes ça ?
— Argaux, je ne connaissais pas ce prénom.
— Non, Margaux. J’avais un truc dans la gorge.
— Ah bon, j’avais mal entendu. C’est joli Margaux.
— Ah, tu trouves.
— Oui, t’es dans quelle classe ?
— Seconde S11.
Elles en étaient là de leur début de conversation quand les deux filles bousculeuses repassèrent près d’Eva et Margaux et bousculèrent à nouveau cette dernière. Eva arrêta la coupable en la saisissant par l’arrière de sa doudoune.
— Dis donc toi, tu viens de bousculer ma copine, tu pourrais t’excuser !
— T’es qui toi avec tes trente kilos pour me donner un ordre ?
— Trente kilos ? C’est lourd trente kilos, répliqua Eva en écrasant du talon le pied gauche de son adversaire.
— Aïe, aïe, aïe. Tu vas recevoir ta dérouillée, p’tite salope ! Cogne-la Emma !
— On ne cognera personne ici ! fit Margot surgissant de derrière le tronc du platane et en s’interposant.
— Ah oui ? fit Emma. Loïs ! cria-t-elle, y a cette blondasse qui me cherche !
Loïs Dumarest n’était pas loin, il s’avança vers Margot, menton en avant, ce que voyant Pascal et Olivier qui surveillaient de loin leurs amies foncèrent vers le petit attroupement.
— Fais gaffe Olive, le Loïs que Florian a surnommé Ducon, c’est un vicieux. Il est droitier et cherche à cogner au visage, chuchota Bouboule.
— Qu’est-ce que tu veux faire à ma copine, Ducon ? défia Olivier en s’interposant.
L’autre frappa immédiatement mais Olivier, sur ses gardes, de la main gauche bloqua le poing droit de Loïs au niveau de son nez et le repoussa vers le bas. Loïs tenta de récidiver. Olivier cette fois bloqua le poing frappeur à deux mains et le tordit vers l’extérieur, amenant son adversaire à poser brutalement le genou droit au sol.
— Tu te casses maintenant Ducon ? ou tu veux que je passe au chapitre deux du manuel de la bagarre ?
— Viens Loïs, viens Léa, laissons-les tomber, ça n’en vaut pas la peine, conseilla Emma.
Les deux filles et le garçon, après un regard venimeux vers les membres du CLASH s’éloignèrent, le Loïs boitant de sa jambe au genou tuméfié et Léa de ses doigts de pied écrasés. Margot de sa voix haut perchée, pastichant une vieille chanson de marin, se mit à chanter :
“Lé-a si tu continues,
des amies tu n’en auras guère,
Traine-guibolle si tu continues
des amies, tu n’en auras plus !”
“Lo-ïs si tu continues,
des amis tu n’en auras guère,
Traine-la-patte si tu continues
des amis, tu n’en auras plus !”
— Nous en étions où avant que cette idiote te bouscule, ah oui, tu me disais que tu es en seconde S11, récapitula Eva quand les autres se furent éloignés.
— Oui, et toi ?
— Seconde S9. Je m’appelle Eva Lacourt. Elles sont dans ta classe ces deux bécasses ?
— Seulement Léa Petit, l’autre Emma Dubouloz est en seconde quatre.
— Nous avons un bon copain dans cette classe, il pourra nous en dire plus sur elle et au besoin la neutraliser.
— Pourquoi t’es venue m’aider ?
— Pour trois raisons. La première, quand j’étais en cinquième au collège, une fille m’embêtait, me houspillait, piquait mes affaires, me harcelait. Un gars de la classe s’en est aperçu et m’a défendue. Deuxième raison : quand nous sommes entrés dans ce lycée, à la mi-septembre, un sale type m’a fait chanter en publiant des photos montages de moi, de fausses images sexuelles. Je ne savais plus où me mettre, je ne savais plus quoi faire. Sans m’en parler, mes copains ont enquêté, ont découvert l’auteur et l’ont neutralisé. Voilà.
— Et la troisième raison ?
— Quelqu’un nous a fait savoir qu’il pensait qu’on te harcelait.
— Qui vous a dit ça ?
— Nous ne le savons pas.
— Je ne comprends pas.
— Heu… Je suis membre du CLASH.
— C’est quoi, ça ?
— Cela veut dire Club Lycéen d’Aide et de Secours aux Harcelés.
— Les autres aussi en font partie ?
— Absolument mais nous agissons sans trop nous montrer.
— Comment avez-vous su qu’on m’embêtait ?
— Grace à l’urne du CLASH en salle de docu-bibli, rayon M des auteurs. Quelqu’un d’anonyme a glissé un mot disant qu’une certaine Margaux était probablement harcelée. Nous avons enquêté pour te trouver et c’est moi qui ai voulu prendre ta défense.
— Pourquoi ?
— Parce que je sais ce que c’est qu’être harcelée.
— Grand merci Eva, mais elles vont sûrement recommencer, ce sont de vraies vipères.
— Tu n’a aucune copine en seconde S11 ?
— Il n’y a personne de mon collège dans cette section-là.
— Tu viens d’où ?
— De Chicago.
— Hein ? Tu es américaine ?
— Non, dit-elle avec enfin un petit rire, Chicago, c’est comme ça que certains appellent mon quartier parce qu’il a mauvaise réputation. Il est tout près des quartiers de la Prairie et de la Croix Rouge. Pas très loin d’ici en fait.
— Oui, je vois, donc tu n’as pas d’amie dans ta classe… La première chose à faire, c’est de t’en trouver une.
— Qui voudrait d’une fille comme moi pour amie ?
— Heu, moi d’abord, si tu veux bien.
— Vous êtes tous aussi gentils dans votre groupe, heu, le CLASH ?
— Notre groupe s’est constitué petit à petit en rendant des services les uns aux autres. Essaie de sympathiser avec quelqu’un dans ta seconde. En attendant, si ça ne va pas, tu me contactes où tu mets un mot dans l’urne, d’accord ? Ça sonne, je te laisse, au revoir Margaux.