Pas mécontent de la façon dont il avait une fois de plus géré Loïs Dumarest, Valentin était retourné en classe avec le sourire. Reconnu comme parfaitement anglophone, il avait reçu de son professeur de langue la permission de sortir du rayon “auteurs anglais” de la bibliothèque, le livre de son choix pourvu qu’il soit imprimé dans sa langue d’origine. Son choix s’était porté sur « The Rotter’s Club » (Bienvenue au club) de Jonathan Coe. Il avait commencé à prendre plaisir à suivre la vie d’un groupe d’amis dans un lycée de Birmingham quand quelqu’un toqua à la porte de la classe. Le professeur se déplaça, ouvrit la porte à un surveillant d’externat qui lui murmura quelques mots.
— Valentin Valmont ? articula le professeur.
— Yes, sir ?
— The Principal wants to see you, you have to go with this school supervisor. (Le proviseur désire vous voir, allez avec ce surveillant).
— May I keep this book for a few days, sir? I'd like to finish reading it. (Puis-je conserver ce livre quelques jours, monsieur ? J’aimerais finir de le lire.)
— Show it to me?... Yes you can. (Montrez-le-moi ? Oui, vous pouvez.)
Valentin plaça l’ouvrage dans son sac à dos, mit une bretelle à l’épaule et suivit le surveillant jusqu’au secrétariat. En chemin, il questionna :
— Savez-vous pourquoi le proviseur veut me voir ?
— Possiblement un problème de discipline, répondit laconiquement le pion.
Quand il fut introduit dans le premier bureau, la secrétaire lui désigna une chaise.
— Attendez-là. Monsieur le proviseur est occupé pour le moment.
Valentin hocha la tête, ressortit le livre de son sac à dos et reprit sa lecture. Plongé avec bonheur dans les aventures des lycéens anglais, il avait dévoré une vingtaine de pages quand il entendit une voix prononcer :
— Que fait-il ici celui-là ?
— Vous l’avez fait convoquer, monsieur le proviseur.
— Ah oui ! Entrez dans mon bureau jeune homme. Comment vous appelez-vous déjà ?
— Je me nomme Valentin Valmont, monsieur le proviseur.
— Savez-vous pourquoi je vous ai fait appeler ?
— Je l’ignore totalement, monsieur le proviseur.
— Vous êtes accusé de vous êtres battu, d’avoir violenté un camarade.
— Puis-je s’il vous plait savoir de qui il s’agit ? demanda Valentin qui subodorait une manigance de son dernier adversaire.
Le proviseur consulta une note posée sur son bureau.
— Il s’agit de heu… Loïs Dumarest. Il s’est plaint d’avoir été agressé par surprise et frappé sans avoir eu le temps de se défendre. Il a présenté trois témoins qui confirment les faits. Quelle est votre version ?
— Monsieur le proviseur, il est parfaitement exact que j’ai eu une altercation avec ce garçon, mais c’était dans le but de faire cesser son harcèlement à mon égard. Je peux présenter plus de dix témoins qui vous confirmeront que je n’ai pas frappé le premier ce garçon de terminale plus grand, plus lourd et plus âgé que moi.
— De quels faits de harcèlement parlez-vous ? Sur internet ?
— Non monsieur, dans la vie réelle. Bousculade volontaire à la porte du lycée le jour de la rentrée, coup de poing par surprise dans la cour de l’établissement, violente poussée dans le dos qui m’a projeté contre le côté de mon car-navette, heu… celui vers Saint Thomas du lac. Heureusement qu’il était à l’arrêt. Ceci sans compter diverses insultes à mon égard.
— Donc vous affirmez vous être uniquement défendu.
— Oui, monsieur le proviseur.
— Êtes-vous prêt à une confrontation dans ce bureau ?
— Aussitôt que vous le jugerez bon, monsieur le proviseur. Dois-je contacter mes témoins ?
— Donnez-moi simplement leurs noms. Retournez au secrétariat, faites-en la liste, donnez-la à ma secrétaire et attendez.
Sur le bloc que lui tendit la collaboratrice du chef d’établissement, Valentin écrivit les noms de Gilles, Pascal, Lucie ainsi qu’Eva. Conscient d’effectuer une manipulation psychologique du proviseur en inscrivant les noms des moins impressionnants physiquement parmi ses amis, il eut un sourire intérieur de satisfaction puis il se réinstalla sur la chaise et reprit sa lecture.
Dix minutes après et quinze pages plus loin, Loïs Dumarest et Hassen Henni accompagnés par le même surveillant pénétraient dans le secrétariat. Ils jetèrent un regard triomphant vers Valentin qui les ignora complètement en restant plongé dans sa lecture. Il dut attendre encore cinq minutes, le temps qu’un second surveillant introduise ses amis.
L’interphone de communication entre les bureaux se mit à nasiller : « madame Legrand, faites entrer tous ces élèves et laissez la porte ouverte. »
Le proviseur, mine sévère, manipulait machinalement une antique règle en bois avec laquelle il désigna Loïs Dumarest.
— Vous, monsieur heu… Dumarest, redites devant tout le monde ce dont vous vous plaignez.
— J’ai été agressé par surprise par celui-ci, dit Loïs en désignant Valentin. Il m’a fait tomber par une sorte de croche-patte et m’a donné deux coups de poings alors que je me relevais pour demander des explications puis il s’est réfugié au milieu d’un groupe de seconde.
— Vous confirmez ? demanda le chef d’établissement à Hassen Henni.
— Absolument ! répondit ce dernier.
— Quelle est votre version des faits monsieur Valmont ?
— Pour éviter que l’on m’accuse de les influencer, je laisse répondre mes témoins.
— Vous mademoiselle, dit le proviseur en désignant Eva qui, positionnée près de Hassen s’agitait et se détournait de son voisin pour respirer. Qu’est-ce qui vous arrive, calmez-vous !
— Veuillez m’excuser, monsieur le proviseur, les habits de mon voisin exhalent une odeur que je ne supporte pas. Ce n’est pas de ma faute, il parait que j’ai un odorat plus développé que les autres et je suis souvent incommodée.
— Vous, venez près de moi ! reprit le proviseur en redésignant Hassen. Il approcha son nez du garçon qui à son tour s’agita, mal à l’aise. Après un silence de quelques secondes, il déclara : vous resterez dans mon bureau après les autres, jeune homme ! Reprenons, qui veut témoigner ? Vous, allez-y, dit-il en pointant Pascal de sa règle.
— Heu, j’étais dans la cour et j’allais rejoindre Valentin quand j’ai distinctement entendu lui-là lui dire : « Qu’est-ce que tu veux, toi ? » et puis « Tu veux ta branlée, minus ? » Excusez-moi monsieur le proviseur mais je répète les paroles prononcées. Il s’est avancé d’un air menaçant pendant que deux autres dont lui rigolaient, raconta Bouboule en désignant Hassen. Ensuite il a allongé un coup de poing que Valentin a réussi à éviter. Comme il continuait à avancer rapidement, Valentin s’est mis à reculer et en faisant demi-tour pour s’éloigner, il a marché sur le pied de lui là qui est tombé par terre.
— Vous, mademoiselle, continua le proviseur en désignant Lucie, vous confirmez ?
— C’est bien ce qui s’est passé, monsieur. Valentin est aussitôt venu avec nous quatre plus quelques autres de nos amis, compléta Lucie. Je dois dire aussi que plusieurs fois, j’ai vu ce grand s’en prendre à des camarades de seconde et qu’il leur fait peur.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ? enchaina le proviseur s’adressant à Gilles.
— Je confirme tout, y compris le harcèlement. D’ailleurs il y a des secondes qui s’en sont plaints au CLASH.
— Quelle langue parlez-vous là ?
— Le CLASH, c’est un sigle…
— Merci jeune homme de m’apprendre ce qu’est un sigle. Que signifie celui-ci ?
— D’après ce qu’on m’a dit, c’est un groupement de défense des camarades harcelés.
— Lutter contre le harcèlement est une bonne chose à condition que les autorités soient mises au courant.
— Ce club a été fondé m’a-t-on dit car les harcelés ne s’en ouvrent jamais aux autorités mais peuvent se plaindre de façon anonyme. Je m’explique, monsieur le proviseur. Quand quelqu’un vous harcèle, vous vous trouvez dans la quadruple alternative suivante :
1. En parler aux adultes, dans ce cas vous passez pour une balance. De plus c’est sans garantie de succès.
2. Vous réagissez, vous en parlez autour de vous, vous réunissez des amis et, l’union et le nombre faisant la force, vous dissuadez le harceleur.
3. Vous faites confiance à un groupe qui n’admet pas que l’on s’attaque aux faibles. Ce groupe enquête, vérifie les faits et défend le harcelé comme un des leurs.
4. Vous ne dites rien à personne et vous voyez tout en noir.
Nous sommes ici quatre amis, cinq avec Valentin, nous venons tous de Saint Thomas du lac et nous avons tous été plus ou moins harcelés au collège. Nous nous sommes unis et avons réussi à nous faire respecter. Ici, dans ce lycée, tout semblait devoir recommencer et nous nous sommes regroupés. La brutalité nous semble haïssable, monsieur le proviseur, et nous faisons tout pour ne pas y avoir recours. D’ailleurs vous pouvez constater nos physiques impressionnants.
— Le proviseur hocha la tête en signe d’approbation.
— Vous êtes un bon avocat jeune homme. Rappelez-moi votre nom ?
— Gilles Arroux, seconde S1, monsieur le Proviseur.
— Monsieur Loïs Dumarest, avez-vous quelque chose à ajouter ou en resterons-nous là ?
— Je veux bien oublier l’incident, monsieur.
— Pas moi ! dit Valentin, il est certes possible de passer outre à une attaque, mais ce qui est dans la mémoire ne peut pas s’effacer.
— Oui… Bon, prenez tous un billet d’excuse en passant par le secrétariat et regagnez vos classes. Ah non, vous monsieur Hassen Henni, vous restez-là.
Vous avez tous été géniaux, félicita Valentin quand ils se retrouvèrent dans la cour du lycée. Surtout toi, Eva. Tu as réussi à mettre des soupçons sur le dos de Hassen tout en passant pour une parfaite innocente. Heu, au sens légal du mot, bien entendu !