Assis à l’ombre du petit saule pleureur du jardin de ses grands-parents, Valentin imaginait les activités qu’il pourrait proposer à son amie danoise. « La première chose va être de lui procurer une bicyclette. À qui en emprunter une ? Mais oui ! Gilles part en Vendée demain, je vais lui demander de me prêter son VTT. Bon, ça, c’est quasi réglé. Donc programme avec elle : tour du lac par la voie verte, promenade dans les rues de la vieille ville, ascension du mont Veyrier, croisière en pédalo sur le lac, natation au ponton de Charly, plongeoir et plage de Saint Thomas, pique-nique dans la montagne… »
— Valentin ? Valentin ?
— Oui Jean-Claude, tu as besoin de moi ? répondit-il à son grand-père.
— J’ai l’impression que tu t’ennuies un peu. Je dois me rendre en ville, ça t’intéresse de venir avec moi ?
— Grand-mère Isabelle ne t’accompagne pas ?
— Non, elle attend la visite d’une amie.
— OK alors. Tu compte stationner dans quel parking ?
— Celui de l’hôtel de ville, pourquoi ?
— J’aimerais découvrir les vieux quartiers.
— Ah ! Tu as une idée derrière la tête ? Je peux savoir ou c’est un secret ?
— Une amie danoise avec qui nous avions sympathisé l’été dernier à Mixelit Olivier et moi va venir passer quelques jours en camping à Saint Thom. Je compte lui faire visiter la ville, donc je vais d’abord repérer les lieux, établir un itinéraire par exemple.
— Tu as raison, il faut dominer son sujet en toutes circonstances. Est-ce que deux heures te suffiront ?
— Oh oui, je pense que oui.
— Nous y voilà, fit le grand-père en coupant le contact.
Il ouvrit la portière de la 305 Peugeot et faillit cogner un homme en bleu d’ouvrier porteur d’un escabeau.
— Oh pardon, s’excusa-t-il.
— Pas de mal, bougonna l’homme en s’éloignant sans les regarder.
— Place trois cent cinquante-cinq, troisième sous-sol. Je mémorise car dans ces parkings souterrains on peut quelquefois chercher longtemps son auto ! Tu préfères monter à pied ou prendre l’ascenseur ?
— Comme toi Jean-Claude.
— Donc par l’escalier.
Arrivés sur le parvis de l’hôtel de ville, Valentin toucha toutes ses poches et il eut un instant de panique.
— Flûte de flûte ! Je crois que j’ai laissé mon smartphone sur le siège avant de la voiture, il faut que je redescende.
— Écoute Valentin, j’ai beaucoup de choses à régler. Tiens, prend la clé de la voiture et débrouille-toi. Simplement vérifie la bonne fermeture des portes en repartant.
— Compte sur moi. Laisse-moi un message quand tu seras sur le point de terminer ce que tu veux faire.
— Bien sûr. À tout à l’heure mon garçon.
Valentin descendit l’escalier desservant les étages du parking en hélice, trouva rapidement l’emplacement numéro trois cent cinquante-cinq et déverrouilla les portes de la 305. L’ouvrier que son grand-père avait légèrement bousculé quelques minutes plus tôt était juché sur la troisième marche de son escabeau et semblait s’intéresser à une lampe murale quelques emplacements plus bas.
Valentin qui avait récupéré son smartphone se dirigeait vers l’ascenseur quand il fut pris d’un doute. Il retourna à la voiture pour tester la bonne fermeture de toutes les portières et du hayon. Enfin satisfait, il retourna, en sifflotant cette fois, vers l’ascenseur public. Trois personnes ainsi que l’ouvrier à l’escabeau étaient déjà dans la cabine qui remontait du quatrième sous-sol.
Quand tous furent montés dans l’ascenseur, Valentin ressortit son téléphone d’une poche latérale de son bermuda afin d’y lire l’heure.
À la limite de son champ de vision, il remarqua deux doigts se glisser dans une pochette tenue en bandoulière par un homme qui, près d’une dame apparemment du même âge, avait l’aspect décontracté d’un touriste. Les deux doigts en pince tirèrent lentement, sans aucune brusquerie, un petit portefeuille de la sacoche de l’homme qui ne se rendit compte de rien. Valentin fit celui qui n’avait rien vu. À l’imitation de tous les jeunes de sa génération, il semblait être plongé dans la contemplation de son écran mais, avant l’arrêt au niveau zéro de la cabine, prestement il déclencha la prise de plusieurs photos en rangeant l’appareil.
Arrivés à l’air libre, les touristes s’arrêtèrent un instant pour repérer les lieux avant de se diriger vers les vieux quartiers de la ville. L’ouvrier passa rapidement derrière la cage de l’ascenseur et disparut à la vue.
Perplexe, Valentin se demanda ce qu’il devait faire : courir après le touriste et l’avertir, interpeler l’homme en bleu d’ouvrier avec tous les risques que cela pouvait comporter pour lui ou simplement se désintéresser de la question…
L’ouvrier à l’escabeau avait posé celui-ci à l’arrière de la cage d’ascenseur et se dirigeait maintenant vers le pont des Amours en longeant le canal de Vassé. Sans se poser plus de question, à l’instinct, Valentin se mit à le suivre à distance.
Après quelques dizaines de mètres, le pseudo ouvrier s’arrêta, sortit ce qui semblait être le portefeuille d’une poche latérale de sa veste bleue.
Valentin reprit son smartphone, réactiva l’application photo, zooma au maximum et tout en mitraillant l’action, put distinguer l’homme extraire de son larcin quelques billets et deux petites cartes qu’il mit dans une poche intérieure de sa veste après quoi il se remit en marche, jeta négligemment le portefeuille devenu inutile pour lui dans une petite poubelle publique avant de faire demi-tour.
Valentin tourna le dos, s’appuya contre le garde-corps du bord du canal et fit semblant de s’intéresser à une barque de promenade qui se dirigeait à petit moteur vers le lac.
Quand l’homme eut disparu, Valentin continua vers la poubelle dans laquelle il avait vu l’homme en bleu d’ouvrier jeter quelque chose.
Il activa le flash de son smartphone, glissa celui-ci dans l’ouverture latérale du petit conteneur et prit plusieurs clichés au jugé.
— Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? se demanda-t-il. Prévenir l’adjudant-chef Lemoine de la brigade de Saint Thomas ? Il a sûrement des affaires plus importantes à régler. Mais je ne peux tout de même pas moralement en rester là. Le commissariat de police… Oui, c’est ça, je vais leur raconter ce que j’ai vu.
Valentin fit demi-tour, repassa devant l’hôtel de ville. Il constata en passant que l’escabeau n’était plus là.
Quatre cents mètres plus loin, il poussa la porte vitrée de l’hôtel de police et se cogna contre un homme qui allait en sortir tout en regardant derrière lui vers le policier en uniforme qui lui parlait.
— Lieutenant Marchais ! s’exclama l’adolescent.
— Hein ? Valentin Valmont, hein ? fit l’homme en écho. Qui as-tu noyé aujourd’hui ? 1
— Mon lieutenant, est-ce qu’on continue sur de mauvaises bases ou est-ce que vous avez quelques minutes à me consacrer ?
— Vas-y, parle ! Que veux-tu me dire ?
— Arrêter un pickpocket détrousseur de touristes, cela vous intéresse ?
— Quoi ? Tu as repéré un voleur ? Viens dans mon bureau et raconte.
Quand Valentin eut fini d’exposer son histoire, le lieutenant se gratta la tête.
— D’accord, ce que tu dis est plausible, mais pour agir il me faut des preuves. Si on arrête cet homme et qu’on n’a rien à lui opposer, il repartira libre comme un oiseau.
— Mon lieutenant, je n’ai pas gardé votre adresse de courriel 1. Si vous me la redonnez, je vous fournis quelques éléments qui pourront fortement vous aider.
— Tu as encore une photo du dos de l’individu ? 1 se moqua le policier.
Valentin qui avait déjà ressorti son smartphone regarda son vis-à-vis d’un air ironique, remit son appareil en poche et fit mine de se lever.
— Oui, bon, tiens voici l’adresse, donne ta photo.
— Je vais vous faire quatre envois. Le premier… Voilà… Vous l’avez ? Alors ce sont les personnes qui étaient avec moi dans l’ascenseur du parking de l’hôtel de ville. Vous voyez le couple de touristes ? L’homme est au premier plan, il porte une sacoche à l’épaule, cette sacoche est ouverte, le vol vient d’avoir lieu. À côté de lui ce doit être sa compagne. Au second plan un autre homme qui cache en partie celui que je crois être le voleur. Ce dernier est habillé en ouvrier d’un bleu de travail et porte un escabeau comme s’il travaillait.
— Pas très probant pour l’instant.
— Deuxième cliché, pris de loin mais je ne pouvais pas m’avancer et lui demander la permission de le photographier, n’est-ce pas ? Donc j’ai mis le zoom au maximum. On le voit sortir ce qui pourrait être des billets de ce qui semble être un portefeuille.
Cliché suivant : il jette quelque chose dans une poubelle de ville. Mais quoi ? allez-vous me dire.
Regardez cette quatrième photo prise à l’aveugle à l’intérieur de cette poubelle. Cet objet marron clair sur des papiers gras à côté d’une canette, qu’est-ce que c’est à votre avis ?
— Il semble bien qu’il s’agisse d’un portefeuille en effet. Tu l’as récupéré ?
— Bien sûr que non ! D’abord parce qu’il doit porter les empreintes digitales du voleur et c’est une preuve qui permettra peut-être de le confondre et deuxièmement, le portefeuille est bien à l’abri dans sa poubelle, personne n’ira fouiller dedans.
— Et bien… merci Valentin. Je savais que tu es un garçon intéressant mais j’étais persuadé que tu me considérais comme un ennemi après l’affaire de la fille vitriolée. Maintenant je vais réfléchir au moyen de coincer ce malfaisant.
— Vous savez comment je ferais à votre place ?
— Quelle idée tordue vas-tu me sortir ?
— À mon avis, cet homme a trouvé une technique qui fonctionne bien. Personne ne se méfie d’un ouvrier avec un escabeau donc qui semble en action de travail. Si j’ai bien compris, quand il a réussi un coup, soit en parvenant à ouvrir un véhicule soit en subtilisant un portefeuille comme je l’ai vu faire, il remonte, pose son escabeau contre la cage de l’ascenseur et s’éloigne pour extraire l’argent et les cartes bancaires avant de jeter dans une poubelle ce qui ne peut pas lui être utile et de retourner vers le parking pour une nouvelle séquence.
Alors, si j’étais lieutenant de police, j’irais avec deux hommes près de la sortie du parking. Si l’escabeau est là, c’est qu’il vient de voler, dans ce cas on se planquerais et on attendrait qu’il refasse une descente, si j’ose dire, dans le parking souterrain et s’il n’est pas là, je n’aurais qu’à attendre la remontée de l’homme pour le cueillir.
— Tu m’épates Valentin. Avec ta logique, tu ferais un excellent policier.
— Ah, l’adjudant-chef Lemoine m’a déjà dit que je ferais un bon officier de gendarmerie mais… décidément non, je préfère le bon côté des gens. Je vous laisse, j’ai du retard sur ce que je voulais faire. Puis-je vous demander de me tenir au courant des suites de cette affaire, par texto par exemple ? Allez, peut-être au revoir mon lieutenant.
Quand Valentin se retrouva dehors, quand il consulta à nouveau son écran, il constata qu’il avait dilapidé plus de la moitié de son temps. « Trop tard pour établir un circuit de visite, il faudra que je revienne. »
Machinalement il se dirigea vers la place de l’hôtel de ville. Il s’adossa contre l’abside de l’église Saint Maurice, endroit qui lui donnait une bonne vue sur l’arrière de la cage de l’ascenseur public du parking. L’escabeau n’était pas là ! Une voiture de police s’arrêta au niveau de l’arrêt de bus. Deux hommes dont le lieutenant Marchais, en descendirent et la voiture repartit.
Valentin ne se manifesta pas. Les policiers restèrent là où ils étaient descendus. Dans les cinq minutes qui suivirent, l’ascenseur par trois fois remonta son plein d’automobilistes devenus piétons. C’est lors de sa quatrième remontée que Valentin reconnut l’homme à l’escabeau. Ce dernier qui en plus portait une sacoche à l’épaule déposa son pseudo outil de travail à l’arrière de la cage d’ascenseur comme il l’avait fait précédemment puis se dirigea vers le canal.
Le lieutenant Marchais sortit un portable de sa poche, prononça quelques mots puis se mit à suivre l’homme au bleu de travail. L’autre policier en civil à suivit à son tour une dizaine de mètres en arrière.
Valentin traversa vivement la rue et leur emboita le pas à distance. Cette fois l’homme ne tourna pas à droite comme la fois où Valentin l’avait pisté mais se dirigea vers la rue Royale, toujours suivi par les deux policiers en civil. Il s’arrêta au niveau d’un distributeur de billets et y introduisit une carte bancaire. Il pianota le clavier du distributeur La manœuvre n’ayant visiblement pas fonctionné, l’homme fit une seconde tentative avant de renoncer.
Les policiers n’intervenaient toujours pas. Observant la scène de loin, Valentin ne comprenait pas bien leur façon de fonctionner. Pourquoi ne l’interpelaient-ils pas ?
Haussant les épaules, il décida de continuer son chemin et de regagner la place de l’hôtel de ville en passant par le square de l’Evêché, la place Notre-Dame et la rue du Lac. Quand il passa au niveau de l’homme, celui-ci se retourna et lui jeta un rapide regard acéré.
1. En référence à l’action principale du volume 8 : Valentin et la nouvelle.