Avant-propos.
       Dans ce recueil de souvenirs, je tente de retracer ce que fut l'existence d'un jeune enfant de famille ouvrière dans l'immédiat après-guerre des années quarante.
L'action se passe essentiellement dans un quartier excentré de Chauny, petite ville industrieuse de Picardie, dans le département de l'Aisne, où le petit diable que j'étais, sous un aspect bien sage voire angélique, s'est ouvert à la vie et aux autres.
Comiques ou tragiques, sérieuses ou coquines, strictes ou amorales, les saynètes se succèdent avec le réalisme de la sincérité, décrivant une société populaire mais toujours colorée, vivante et fraternelle.

En écrivant ces lignes, j'ai essayé de retrouver mon âme, mes sentiments et mes yeux d'enfant.
En dépit de la tendresse que j'ai pour les personnages mis en scène, si parfois un jugement de valeur peut transparaître à travers le choix de certains mots, il ne préjuge en rien de la réalité de ce que furent ces personnes.
J'ai malgré tout changé les noms et prénoms des protagonistes afin de ne vexer personne si d'aventure quelqu'un se reconnaissait et ne se plaisait pas.

       Donc mon « pays », c’est le nord de la France, c’est la Picardie, c’est l’Aisne, c’est Chauny.
Comment ? Vous ne connaissez pas ?
À ceci je vais remédier sur le champ.
      Prenez une carte de l’Europe, munissez-vous d’un crayon, tracez une ligne droite Paris-Berlin et maintenant regardez attentivement, oui, là, à mi-chemin de la frontière franco-belge, au bord de l’Oise, vous y êtes ?

       Chauny est une ville qui n’a pas de chance.
Pas de chance ? Avec une rivière, une voie ferrée, un canal, des routes, des terres d’élevage et de culture, des industries ? Que faut-il de plus me direz-vous ?
Voilà bien le malheur ! Sa situation et ses ressources ont fait que cette petite ville laborieuse s’est trouvée sur le chemin de toutes les invasions venues du nord.
Tenez, sans remonter aux Huns ni aux Francs : en 1914-18, elle a été complètement rasée, il n’en restait que des tas de pierres, enfin plutôt de briques... C’est dans ce bourg de neuf mille habitants à l’époque - bien sûr reconstruit - que je suis né en l’an de non-grâce 1939.
Bruits de bottes, mobilisation, déclaration de guerre, invasion, occupation : tristes auspices pour un nouveau-né.

Ce que j’ai connu dans ma prime jeunesse, j’ai essayé de le reconstituer. J’ai cherché, creusé, fouillé, interrogé ma mémoire. J’y ai trouvé des images très nettes, sonores, odorantes et colorées, mais la chronologie des faits qu’elles illustrent demeure anarchique : je ne trouve pas de lien entre ces séquences et me sens incapable de dire dans quel ordre elles se sont imprimées dans mon cerveau, ni pour quelle raison ce qui s’est passé avant n’a pas laissé de trace. Le manque de liaison entre ces souvenirs les dédramatise et c’est fort heureux.

Car l’époque était violente !
Violence de la présence de l’ennemi martelant du talon les pavés des rues de la ville.
Violence de l’aviation alliée bombardant tout ce qui pouvait être utile aux Allemands.
Violence de la Résistance coupant les ponts et faisant sauter les trains.
Danger des séquelles de la guerre : ruines abandonnées, trous de bombes pleins d’eau et de gravats, grenades, obus et cartouches intacts traînant çà et là.
Sept fois j’aurais dû mourir : bombardé, explosé, écrasé, noyé, transpercé, saigné, empalé, mais la providence était là.
Il paraît que des événements importants survenus dans la petite enfance peuvent marquer un individu de façon indélébile. Marqué, je le suis certainement, mais il n’y a pas de tristesse en moi quand j’évoque cette période, et cette enfance passée dans un Nord qu'on dit sans beauté, sans relief, sans confort reste la période heureuse d’une vie qui aurait pu être si brève.