La fin du printemps provoquait invariablement l’émergence des hannetons. Chaque année avait son lot mais, cycliquement, tous les trois ans, une véritable calamité s’abattait sur les vergers et les cultures de la région, au grand dam des petits jardiniers du dimanche et des grands propriétaires terriens : des colonies d’insectes sortaient de terre pour se régaler de feuilles tendres et de jeunes pousses.
Nous n’avions aucune pensée apitoyée pour les cultivateurs, victimes de ce fléau agricole (qui d’ailleurs ne demandaient pas encore d’indemnité au gouvernement). Les hannetons ! Ces adorables petits animaux au corps brillant et coloré, dévaster les récoltes ! Les adultes exagéraient toujours tout...
Inoffensives petites bêtes, ces insectes constituaient d’originaux jouets animés qui chatouillaient et picotaient doucement la paume de la main avant d’écarter leurs élytres et s’envoler quand on ouvrait les doigts.
Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi les filles poussaient de tels hurlements quand on s’approchait d’elles en tenant délicatement le scarabée entre le pouce et l’index. Bon, d’accord, leurs petites pattes hérissées s’emmêlaient fortement dans leurs longs cheveux filasse ou grattouillaient quelque peu leur peau fragile quand on glissait par surprise l’insecte dans le décolleté de leur robe, mais tout de même, pas de quoi en faire une phobie !
Il fallait d’abord les capturer !
La première façon de chasser que nous avions mis au point consistait à les abattre d’un coup de chiffon quand, probablement attirés par la chaleur de notre corps, ils se hasardaient à nous entourer de leur lourd vrombissement crépusculaire. Mais cette méthode n’était pas très rentable.
On avait entendu dire que ces charmantes petites bestioles dormaient dans les arbres pendant la journée. Un bon moyen de faire moisson de ces gentils insectes consistait donc à secouer les arbustes des environs de toutes nos jeunes forces et, quand le hasard et Saint Hubert voulaient bien s’en mêler, les coléoptères, trop lents pour ouvrir leurs élytres et prendre leur essor pendant le court moment de leur chute, tombaient sur le sol en manne inattendue. Pour eux, c’était alors la prison d’un emballage à camembert qui se transformait en boîte à musique pleine de crissements, de cliquetis et de petits grattements.
Un bout de coton à repriser (subtilement emprunté dans le carton à ouvrage de maman) fixé à une patte arrière, il suffisait d’imprimer un délicat mouvement de fronde à l’ensemble pour décider bien vite l’animal à réapprendre à voler en tirant son oriflamme, semblable aux aéroplanes publicitaires qui longent nos plages à longueur d’été. Jean-Claude avait trouvé mieux encore : il unissait deux scarabées aux extrémités d’un même fil et lançait le tout très haut dans le ciel. L’un contrecarrant l’autre, les insectes, incapables de s’entendre, volaient alors en rond jusqu’à ce que la fatigue les oblige à se poser.
Un jour, l’un d’entre eux, par bonheur non ficelé, s’échappa en classe de sa boîte-prison.
— Qui s’est permis d’apporter ce coléoptère à l’école ? s’enquit le maître, sourcils froncés.
— Il a dû rentrer par une fenêtre m’sieur, fit une voix anonyme, pleine d’à-propos.
L’air était doux, l’instituteur venait d’aérer la classe, la réponse était plausible. Pour ne pas être en reste de présence d’esprit, le maître en profita pour faire une leçon de choses sur les métamorphoses du hanneton. Le thème dût d’ailleurs lui donner des idées car le soir même il nous demanda de faire une collecte de tous les insectes à carapace que nous pourrions trouver. Ce genre de devoir du soir recueillait tous les suffrages.
Vertes cétoines des rosiers, carabes noirs ou dorés, doryphores zébrés, hannetons bien sûr, bousiers, coccinelles et même impressionnants rhinocéros de sciure, nous lui apportâmes le lendemain matin une incroyable provision de coléoptères de toutes les couleurs.
Le maître classa et conserva ces infortunés scarabées dans des bocaux emplis de formol qu’il rangea au fond d’une armoire.
Un mois après, peu de temps donc avant les vacances, notre instituteur nous fit faire un concours de rosaces et sélectionna la plus réussie qu’il reproduisit au compas, à grande échelle, sur une feuille de contre-plaqué. Les coléoptères, assemblés par espèce et par couleur, collés sur le bois en suivant le dessin de la rosace, constituèrent un tableau entomologique pour le moins original qui eut beaucoup de succès au moment de la fête de l’école, lors de l’exposition des travaux d’élèves.
Un beau matin de ce même printemps- il faisait effectivement très beau ce jeudi là - maman nous mit à la porte.
— Allez jouer dehors, je ne veux personne pour m’empierger quand je passe la loque à loqueter.
Comprenez : personne dans mes jambes pendant que je lave le carrelage à la serpillière.
Obéissants, nous sortîmes dans la cour.
Jamais à court d’idée, mon frère voulut renouveler sa provision de hannetons. Je ne sais plus exactement comment il s’y prit, il dut escalader la porte du bout de la cour, de là passer sur les tôles couvrant la buanderie des voisins, puis, par le tuyau de descente du chéneau, se hisser sur le toit de tuile couvrant d’un seul tenant toutes les maisons de la cité.
— Y a plein d’hannetons dans les gouttières ! s’écria-t-il, ravi.
Maman, toujours frottant le sol de la cuisine, m’aperçut, seul, immobile, béant, tête levée vers le ciel. Cela dût l’intriguer car, posant là balai et serpillière, elle descendit les quatre marches donnant dans la cour et regarda dans la même direction. Tout son corps se contracta puis elle dit d’une voix douce, très inhabituelle :
— Jean-Claude, qu’est-ce que tu fais ?
— Je cherche des z’hannetons, m’man !
— Viens voir, j’ai quelque chose à te montrer, descend doucement.
Confiant, il fit agilement le trajet inverse. À peine eut-il posé le pied dans la courette qu’il eut le bras happé par la tenaille tremblante des mains de ma mère.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu fais encore des bêtises ! J’en ai marre ! Et ton père qui n’est pas là ! Il va finir par t’arriver malheur ! Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu... Cette fois, tu as dépassé les bornes, je t’emmène aux gendarmes ! Daniel, tu restes là et tu ne bouges pas, compris ?
Et maman, volonté inflexible, prit la main de mon frère pour l’entraîner, visage décomposé et jambes molles vers le commissariat de police.
— Non m’man, j’le f’rai plus, non...
— Je n’ai plus confiance en toi ! Allez, on y va !
Une demi-heure après elle revint, seule, visage fermé. À mon air anxieusement interrogateur, elle répondit sans sourire :
— Ton frère a besoin d’une bonne leçon, ils vont le garder au commissariat !
J’avais la gorge trop nouée pour demander d’autres explications, pour plaider sa cause. J’étais abasourdi. Jean-Claude, mon frère Jean-Claude, prisonnier des gendarmes, loin de la maison. J’allais être tout seul désormais...
Jean-Claude réapparut une heure plus tard, profil bas, les yeux baissés devant l’autorité, l’air repentant.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? lui demandai-je dès que nous pûmes nous éloigner hors de portée des oreilles de maman. Ils t’ont mis en prison, ils t’ont battu ?
— Oh non, ils m’ont juste mis au piquet et m’ont fait promettre de ne pas recommencer, c’est tout !
Une sacrée bonne femme notre mère, non ?