Lors de l’offensive allemande de juin 1940, une torpille aérienne avait explosé dans le jardin d’un voisin. Nous étions à ce moment-là fort heureusement réfugiés en Bretagne.
Quelques maisons de notre rue avaient été sinistrées. Celle que nous louions au vingt-quatre de la rue Hébert n'avait perdu que porte et fenêtres - ce qui avait permis aux pilleurs de vider armoires et placards - mais l'une des maisons voisines, la plus près de l'explosion était devenue inhabitable et tardait à être réparée. Je l’appelais la maison cassée. Elle me fascinait.
De simples planches clouées sur l’huisserie de la porte manquante en interdisaient l’accès. C’était une barrière plutôt symbolique pour les garnements du quartier dont bien sûr nous faisions partie mon frère et moi.
« Il ne faut pas jouer près de cette maison » nous répétait notre mère, « les tuiles ne tiennent plus, elles vont vous tomber sur la tête ! Et surtout, n’essayez pas d’entrer dedans ! »
— Oui, m’man.
Trouver une barre de fer fut plus difficile que de faire fi de l’autorité maternelle. Une vieille penture de fenêtre nous servit de levier. Cric, crac, voilà l’interdiction levée et nous dans la place.
Nous ? Mon frère Jean-Claude, Jeannot, notre bon copain de l’époque et moi.
Elle était vraiment abîmée cette maison. Les plâtres du plafond étaient tombés laissant à nu les liteaux d’accrochage. Le papier peint des murs, taché, moisi, se décollait çà et là et les portes intérieures avaient été enlevées de leurs gonds. Un battant de fenêtre sans carreaux pendait, tenu encore par sa seule attache inférieure. Le jour filtrait par les interstices des planches, éclairant un pauvre mobilier probablement indigne de la cupidité des détrousseurs de sinistre : trois chaises estropiées, une table bancale et un buffet en bois blanc recouvert de gravats.
Un escalier droit d’une quinzaine de marches et d’une seule volée, collé contre un mur, menait à l’étage. Sur le limon, à la place d’une rampe, se trouvait une cloison faite de briques de mâchefer et de chaux. Sous cet escalier étaient aménagés deux placards primitivement destinés à héberger la batterie de cuisine, mais ils ne renfermaient plus que de vieux papiers.
— Regarde Daniel, c’est chouette, il y a des illustrés là-dedans ! fit mon frère.
— Venez voir ! cria Jeannot depuis le milieu de l’escalier.
— Attend un peu, ici il y a des livres et des images.
— Si ! Venez tout de suite, c’est marrant !
— Qu’est-ce qui est marrant ?
— Ca bouge !
Délaissant le placard et ses trésors, nous suivîmes Jeannot dans les marches.
— Qu’est-ce qui bouge ?
— Ça ! fit Jeannot en appuyant de ses deux mains sur la cloison de mâchefer.
En effet, répondant à la poussée, le mur avait reculé de quelques centimètres, reprenant ensuite sa place en un petit mouvement de va et vient. Montant dans l'escalier, nous poussâmes à notre tour et le mur se remit à osciller.
— Allez, tous les trois ensemble, ho hisse !
Séduits par le jeu, nous combinâmes nos mouvements, rythmant nos efforts. La cloison bougea de plus belle, faisant vibrer l’escalier. Une poussée un peu plus forte l’entraîna vers l’extérieur, quelques gravats se détachèrent. Le mur hésita, puis, dans son mouvement de retour s’écroula sur les marches et l’escalier s’effondra dans un bruit de fin du monde.
Pas un cri, pas une plainte, il s’en suivit un silence de mort. Nous gisions là, parmi les parpaings de mâchefer, hébétés, stupides, incrédules.
Je vis mon frère enlever un à un les morceaux de cloison qui lui recouvraient une jambe, laissant apparaître une balafre béante sous la rotule.
— T’as rien ? me demanda-t-il en grimaçant.
— Je ne crois pas...
— Ça va Jeannot ?
Jeannot ne répondit pas. Il nous jeta un œil hagard et, trébuchant dans les débris, se sauva aussi vite que lui permit l’ouverture entre les planches de l’entrée.
— Tu peux te lever ? reprit Jean-Claude serrant à deux mains son genou blessé.
— Oui, je crois que j’ai rien. Mais toi, tu saignes...
— C’est juste une coupure.
— Qu’est-ce qu’on va dire en rentrant à la maison ?
— Si ça se passe mal, on dira que c’est Jeannot qui nous a entraîné ! Viens, il faut rentrer. Allez, viens donc, mais redresse-toi bon sang !
— Je peux pas plus.
— T’as mal au dos ?
— Non, non...
— Alors viens, on rentre.
— Qu’est-ce qu’on va prendre ! On va recevoir le martinet !
— De toute façon, il faudra bien rentrer. Allez viens, on y va...
Et, prenant ma main, mon frère clopinant me traîna tout bancal jusqu’à notre maison. Dans la rue, alertés par le bruit, les voisins se tenaient devant leurs portes. Des bribes de commentaires me venaient aux oreilles :
— Mon Dieu mon Dieu...
— Quelque chose s’est écroulé !
— Il y avait quelqu’un avec vous ?
— Vous avez mal ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
La porte du numéro 24 s’ouvrit à son tour et notre mère sortit, d’abord intriguée puis affolée :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Oh mon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ? Rentrez tout de suite ! Oh mon Dieu, il faut appeler le docteur...
— Mais non, m’man, c’est rien, on n’a pas mal.
— Qui était avec vous ?
— Personne m’man.
— Vous avez encore fait la malédiction ! Et Emile qui n’est pas là ! Il faut que je demande à une voisine d’aller chercher le docteur Beaulin...
Je ne sais pas ce que la voisine dépêchée a pu dire au médecin mais un quart d’heure après il était là, nettoyant la plaie du genou de mon frère. Je crois bien que ma mère dut subir un sermon sur l’autorité parentale, les dangers de l’après-guerre et l’art de se faire obéir de sa progéniture.
Ce bon docteur m’examina longuement, me fit faire des mouvements du buste vers l’avant et l’arrière pour finalement décréter que je devais passer une radio et, en tout cas, pendant au moins un mois, dormir la nuit avec une planche glissée sous le drap de dessous, ordonnance que mes parents suivirent à la lettre !
Le martinet demeura pendu à son clou derrière la cuisinière à charbon mais nous n’en fûmes pas quittes pour autant : pendant une année entière, il nous fut interdit de sortir de la maison ou de la cour, sinon pour nous rendre à l’école ou au jardin, avec le père.
Jeannot que nous revîmes quelque temps plus tard nous assura qu’il n’avait rien avoué à ses parents et que, finalement hein, on avait bien rigolé !