Pendant « l’emprisonnement » qui suivit notre aventure dans la maison cassée, nous n’avions d’autres possibilités de sorties que d’aller en commission avec notre mère ou au jardin avec notre père.
Non, j’en oublie : l’école bien entendu (mais il fallait être rentrés au plus tard un quart d’heure après la fin de la classe) et la grand-messe dominicale.
Dans l’église Notre-Dame, les enfants étaient parqués à l’avant de la nef, au niveau de la croisée du transept, sur des bancs fixes en bois poli, les filles à gauche et les garçons à droite de l’allée centrale, ne mélangeons pas. Déjà bien qu’on nous permette d’assister au même office.
La messe carillonnée commençait à dix heures. Le suisse, majestueux avec son bicorne et son habit de lumière où l’or le disputait au noir et à la pourpre, hallebarde en main, ouvrait solennellement le portail latéral.
Nous étions alors pris en charge par un brave paroissien sachant parfaitement faire la génuflexion et des signes de croix d’une admirable amplitude sur son corps étriqué. Il chantait plus fort que tout le monde, s’asseyait et se levait avant le signal du suisse, devançant les coups de hallebarde au sol.
Préposé à la surveillance des petits démons, cet admirable serviteur de l’Eglise possédait une technique de coercition très au point : tirade en torsion des petits cheveux de la tempe, pincement secoué du lobe de l’oreille, allant même jusqu’à la gifle en plein office, pensant sans doute plaire à Dieu.
Un beau dimanche, j’eus de la difficulté à trouver une place assise. Je dus faire le tour du carré des garçons en passant par l’allée centrale, soucieux que j’étais d’éviter de troubler l’office en dérangeant toute une travée. Ce devait probablement être à mon tour de bénéficier de la rédemptrice torgnole dominicale... Le bruit de la claque fut si fort que le curé s’en émut, le brave homme.
— Qu’est-ce qu’il a fait celui-ci, monsieur Bernardini ?
— Il jouait à cache-cache dans l’église, monsieur le curé.
— Alors c’est mérité !
J’ai pensé « sale menteur ! » Mais je n’ai rien dit, ravalant mes larmes avec mon amertume. À cette époque, il fallait savoir encaisser.
Qu’elles étaient longues ces grand-messes chantées ! Surtout que seuls ceux qui avaient les moyens de s’acheter un missel pouvaient suivre les paroles du prêtre. Ce n’était pas notre cas et le latin de la liturgie restait de l’hébreu pour nous.
Le sermon nous était plus accessible mais les histoires que racontait le curé en chaire ne nous passionnaient pas plus que ça. Certains dimanches pourtant il arrivait qu’une phrase, une idée, un développement nous interpelle. Tenez, un jour ce brave serviteur de Dieu se mit à parler de la répartition des richesses sur la terre. « Et que les riches étaient bien à plaindre... et que le bon Dieu en leur confiant les biens de ce monde ne leur a pas fait de cadeau... et que la responsabilité de gérer tant d’argent est une source permanente de contrariétés, tandis que les pauvres, eux, n’avaient pas toutes ces fatigantes préoccupations... et qu’ils étaient bien plus heureux... et qu’ils n’avaient comme souci qu’à bien faire leur travail et leur devoir de chrétien... et qu’ils n’avaient surtout pas à envier les malheureux riches ! »
Nous étions édifiés par tant de logique. Quelle chance nous avions d’être pauvres !
Soucieux de prouver la véracité de ses allégations, cet honnête et convaincant curé conclut son prêche en citant l’exemple de pauvreté donné par la Vierge Marie et Joseph, son chaste époux. Ce fut le meilleur moment de l’homélie. On s’est poussé du coude en chuchotant « Joseph chasse tes poux, orémus chasse tes puces ». Difficile de ne pas pouffer devant tant d’esprit, au risque de donner du travail à monsieur Bernardini.
Enfin, il fallait prendre son mal en patience ! Et on le prenait. On jouait à se pousser des fesses sur les bancs glissants. On regardait les filles, se les attribuant moralement, profitant des prières collectives pour remuer les lèvres et discuter en toute impunité avec son voisin :
— C’est laquelle ta poule ?
— Et la tienne ?
— Moi, c’est la blonde avec des tresses, dis-je en désignant Antoinette...
— Elle est belle ! Moi, c’est la grande au premier rang...
La quête qui suivait le sermon constituait un entracte apprécié dans cette longue messe chantée. Apprécié des enfants qui avaient ainsi une excuse pour bouger, apprécié surtout du curé qui, de la stalle où il se reposait, surveillait d’un œil bonhomme cette rentable agitation. Ceux qui avaient la chance d’être pauvres n’étaient dispensés pour autant de verser leur obole !
Dans le brouhaha des préparatifs, le froissement des poches fouillées et les claquements de porte-monnaie, on comptait nos piécettes pour éviter de trop donner car on était parfaitement honnêtes : sur les vingt sous que nous octroyait maman, on en mettait quand même la moitié dans la sébile que les enfants de chœur, marmonnant d’incompréhensibles remerciements, présentaient devant chaque travée.
Eh bien, savez-vous ? Quand ces quêteurs en soutane rouge et surplis blanc versaient leur récolte dans la bourse en toile qui accueillait la collecte, dans la cascade tintant des pièces blanches ou trouées, on voyait bien souvent des billets de cinq et même de dix francs ! Il y en avait des pauvres riches dans cette heureuse paroisse prolétaire !
Après la messe, nous attendions sur le parvis de l’église.
La fin de la guerre avait favorisé une recrudescence de naissances et les baptêmes étaient nombreux. C’était l’aubaine.
La sortie du cortège et l’apparition de la mère portant l’enfant provoquaient nos hurlements : « Ivivra ! Ivivra ! »
Traduisez : « Il vivra. »
Alors les parents, heureux de notre pronostic, lançaient à la volée qui des dragées, qui des piécettes, déclenchant d’homériques bagarres pour la possession de quelques centimes.
Des bonbons souillés plein la bouche, Jean-Claude et moi comptions ensuite notre fortune que nous investissions immédiatement dans l’achat de « Coq hardi » ou de « Vaillant », revues illustrées que, bien sûr, pour éviter les questions suspicieuses de notre mère, nous affirmions avoir été prêtées par un copain à qui ses parents ne refusaient rien.