Elle habitait dans la même rue, quelques logements plus loin. Elle avait le même âge que moi. Cheveux châtains, yeux verts, taches de son sur un visage trop triste, Ginette, plus que ses sœurs, aimait s’amuser avec moi dans la venelle à l’arrière des corons. Ensemble nous regardions le manège des poules dans la basse-cour d’un voisin, nous jouions aux billes, au cerceau, à la marelle ou à la trottinette.
Ce n’était pas toujours très drôle chez elle. Sa mère, forte personnalité à la langue bien pendue, avait une voix aiguë et un martinet fort efficace. et son père, ouvrier comme presque tous les hommes de la cité, devait bien aimer ses filles car il les châtiait bien.
Nous ne faisions pas de mauvais coups ensemble. Elle était sage, aidait à la maison et ne méritait pas souvent les corrections qu’elle recevait.
Elle aimait jouer au nom de métier.
Rappelez-vous : deux personnes se concertent, chuchotent, sélectionnent une profession et, face à l’assemblée des joueurs, énoncent les lettres extrêmes du nom choisi. Si, au bout d’un certain temps, personne ne trouve la solution, chaque meneur mime un geste typique du professionnel en question. Le dernier recours pour mettre les chercheurs sur la voie consiste à articuler le mot mystérieux à l’unisson mais en se masquant rythmiquement la bouche du plat de la main, à la façon des indiens, jusqu’à ce que le métier soit enfin trouvé.
Le gagnant doit alors demander un cadeau imaginaire : un vélo ou un bouquet de fleur ou n’importe quoi qui lui passe par l’envie, une femme, une voiture...
Les meneurs alors se concertent à voix basse puis proposent trois formes possibles du cadeau, par exemple une bicyclette de course, un vélo bleu ou un tricycle. Le gagnant choisit et, selon son choix, tombe alors avec l’un, l’autre ou dans le pot. Le but secondaire étant bien sûr de précipiter le vainqueur dans le pot pour rester meneur. Un nouveau couple est ainsi formé et propose à l’assemblée un autre métier.
Il y avait là-dedans toute une psychologie appliquée dans le choix des cadeaux proposés, dans la sélection de la profession à faire découvrir selon la personne qu’on voulait avantager. C’est que les meneurs, par deux fois au cours de chaque séquence avaient l’avantage de se tenir par le cou devant tout le monde et de se parler à l’oreille.
Ginette s’arrangeait souvent pour faire équipe avec moi. De mon côté, j’appréciais fort le doux contact de son bras son mon épaule et le chatouillis de ses lèvres contre mon oreille quand elle me susurrait ses trouvailles. Et si, simple joueur, il m’arrivait de deviner la solution, elle savait quel cadeau me faire choisir pour rester meneuse en ma compagnie.
On aimait aussi jouer à chat-blessé. C’est un jeu de touche-touche, où celui qui se fait prendre par le chat doit mettre la main en pansement à l’endroit du contact avant de devenir chat à son tour. Excellent prétexte pour palper les fesses des filles ou bien leur absence de poitrine (mais on faisait comme si, imaginant des rondeurs inexistantes !) D’ailleurs, certaines délurées réussissaient aussi à toucher le garçon convoité à... la boudine. (Oui, on appelait ça comme ça, ne vous en déplaise !)
C’est ainsi que nous avons fait nos premières expériences tactiles.
Personnellement, s’il m’est arrivé de m’esclaffer avec les copains lors de ces jeux équivoques, ce n’est pas en public que je ressentais mes plus profondes émotions. Ginette l’avait compris et en jouait très bien.
Tenez, un très beau jour d’été, seule dans la maison, elle jouait à la balle au mur, dans sa cour, nue.
En quête d’un partenaire de jeu et l’entendant fredonner, j’ouvris sa porte :
— Ginette, tu viens jouer ?
Perverse petite Eve : elle fit semblant de ne pas m’entendre, de ne pas me voir et, comme si je n’étais pas là, continua son jeu, sautant, virevoltant, allant même jusqu’à sortir dans la venelle pour récupérer une balle fuyante, m’offrant ainsi une vue plongeante sur son intimité.
Envoûté, je restai longtemps sans mot dire et bien m’en a pris car à la première parole prononcée, le charme fut rompu. Elle feint alors s’apercevoir de ma présence, referma vivement sa porte et ne ressortit de sa cour que rhabillée. Et impossible ensuite d’obtenir qu’elle se dénude à nouveau, elle nia même l’avoir jamais fait !
La pudibonderie de l’époque, qui poussait le curé et autres censeurs à condamner officiellement toute mixité, toute pensée « impure », tout film montrant un peu trop de nudité, donnait du prix à ces instants dérobés ; mais il fallait toujours cacher et surtout mentir farouchement aux questions des adultes responsables et soupçonneux. Pensez que, quelques années après, en 1951, le film Fanfan la tulipe du regretté Christian-Jaque était catalogué « pour adulte avec réserves » !
Finalement, ce sont ces censeurs-ci, serpents inquisiteurs, qui ont donné du prix à ces souvenirs un peu... orientés.
Femmes d’aujourd’hui, si vous saviez comme ce qui est caché est désirable ! Ne vous banalisez pas, gardez votre mystère, suggérez, laissez deviner, entrevoir même, mais ne dévoilez pas à tout vent. Permettez-nous, à votre corps défendant, de nous constituer une merveilleuse collection de fantasmes.
Il y a tellement de belles fleurs dans les jardins secrets !