La petite piscine.
       Quand on parle du nord de la France, il est de bon ton de faire la moue, d’évoquer le plat pays avec son ciel gris, la bruine qui transperce les habits et le vent d’ouest qui les colle à la peau. Ces « on » là n’y ont jamais vraiment vécu ! Ce n’est pas parce que c’est le nord qu’il n’y fait pas de beaux étés. D’ailleurs, pour les Belges et les Bataves, c’est le midi... et pour les Scandinaves le Grand Sud. Je me souviens de chaleurs monstrueuses, accentuées par la moiteur du climat océanique de la Picardie.

       Cet été-là le thermomètre accroché à l’ombre du mur de briques séparant notre cour de celle des voisins affichait plus de trente-cinq degrés centigrades.
Inactifs, écrasés de chaleur, nous soupirions tellement, Jean-Claude et moi, que notre mère décida finalement de nous emmener à la petite piscine.
Ne vous méprenez pas, il ne s’agissait nullement d’un joli bassin carrelé de faïence dont la seule vision de l’eau bleue reflétant le soleil rafraîchit celui qui la voit, mais d’une ancienne cuve de décantation longue d’une quarantaine de mètres, fermée par une vanne permettant d’évacuer les effluents d’une usine chimique dans la rivière. Le fond, grossièrement cimenté, avait la forme d’un V très ouvert et présentait deux profondeurs que nous appelions le grand et le petit bain. Un câble de fer, accroché à deux bouts de rail plantés sur les rives matérialisait la limite des deux bassins.
Il fallait attendre au moins deux heures après le repas avant de songer à partir. « On meurt de congestion si on se baigne après manger ! » affirmait notre mère.
— M’man, il fait trop chaud, on peut boire un peu d’eau ?
— Non non non ! Il ne faut pas boire non plus ! L’an dernier, un homme qui pourtant savait nager, a coulé à pic après avoir bu une bière !
— Et il est mort ?
— Evidemment !

       L’affreux et délicieux supplice de l’attente durait effectivement deux heures, après quoi nous affrontions les deux kilomètres nous séparant de l’eau promise.
Suivre plein sud la rue longeant la voie ferrée. Monter l’escalier du pont du chemin de fer. Descendre la rue de la Chaussée, vibrante de chaleur, jusqu’au pont du canal. Marcher le long de l’eau dormante à la paisible allure des trolleys tracteurs de péniches jusqu’aux écluses dans une puissante odeur de vase et de goudron. Emprunter la sente de mâchefer le long d’une boucle de l’Oise. Passer le pont-levis enjambant le bras de dérivation du canal desservant le port usinier de la rivière et nous y étions !
Enfin !
Non, pas tout à fait. Car il fallait encore payer au préposé quelques honteux centimes pour franchir la barrière de ciment grillagé et accéder au paradis.
Habits arrachés à la va-vite sur un caleçon de bain de laine marron pendant un peu entre les jambes, nous courions goûter aux délices rafraîchissantes de cette eau tiède et verdâtre.
— Il faut vous saisir d’un seul coup : affirmait notre mère sans peur du pléonasme.
Complètement d’accord avec elle - par exception - Jean-Claude fonçait le premier dans une gerbe d’éclaboussures dorées. Pieds dans l’eau, debout au bord du bassin au fond glissant, un délicieux frisson courant sur tout le corps, j’attendais instinctivement que la réaction se fasse. Les bruits, les rires, les clapotements réverbérés par la surface de l’eau se faisaient plus intenses. Mon frère bondissait sur place, m’aspergeant de ses deux mains.
— Arrêêête !
— Allez viens, tu vas voir comme elle est bonne !
J’entrai dans l’eau lentement, une main sur le câble de séparation, tressaillant sous les éclaboussures.
— On cherche des cailloux au fond ?
— Mais on sait pas nager !
— Pas besoin, c’est facile, tiens regarde !
Il disparut complètement dans l’eau opaque pour ressurgir deux secondes plus tard, triomphant, des gravillons de silex plein la main.
— À ton tour !
— Jean-Claude ! Arrête ou tu sors ! clama l’autorité assise dans l’herbe râpée de la berge.
— Y a pas de danger, m’man, on a pied ! Allez, essaie, insista-t-il.
J’ai essayé.
L’eau s’est engouffrée bruyamment dans mes oreilles, déclenchant des sonneries d’alarme, s’est infiltrée, piquant mes narines jusqu’à mon cerveau, m’a brûlé les yeux de sa fraîcheur obscure, m’a saisi la nuque dans un étau glacé. J’ai émergé immédiatement, toussant et crachant, l’horrible fosse du charron s’imposant à tous mes sens.
— Mais n’ai pas peur ! Regarde, je recommence...
Une nouvelle poignée de cailloux me prouva qu’on pouvait toucher le fond et néanmoins survivre.
De nouveau j’ai essayé, sans plus de succès.
— Daniel, sors de l’eau, tu es tout bleu !
— Mais je pourrai y retourner ?
— Quand tu seras réchauffé.
C’est vrai, l’eau a toujours eu sur moi un effet étrange : elle m’attire et me rejette. Je l’aime mais doute fort qu’elle me le rende. Je n’ai jamais pu y rester plus d’un quart d’heure sans que mes lèvres se mettent à bleuir et mon corps à trembler.

       C’est ce jour-là (je devais avoir neuf ans) que je connus mon troisième émoi sexuel. J’étais assis sur la rive, frissonnant de bonheur sous l’action du soleil évaporant les gouttes d’eau de mes épaules quand je vis, s’avançant vers le grand bain, une jeune fille, adolescente sans le savoir, simplement vêtue, à l’image des petites, d’un bas de maillot.
Dans l’eau jusqu’au nombril, bras écartés du corps, elle se mit à sauter sur place en riant, animant involontairement sa jeune poitrine aux seins presque formés.
Je dus me coucher dans l’herbe sur le ventre car mon slip de bain en laine tricotée ne cachait pas grand-chose des lois de la nature.
Par bonheur, personne ne lui fit de remarque !
Elle joua longtemps, tournant sur place, nageant deux brasses tête cabrée avant de reprendre pied dans un sursaut de son corps, avec un petit cri de gorge, faisant vivre à nouveau, pour mon plus grand plaisir ses jeunes seins pleins de promesses.
En cette période d’une grande pudibonderie, le paysage de la naissance d’une poitrine de femme se penchant, le spectacle d’une cuisse entrevue au hasard d’un coup de vent soulevant une jupe constituaient autant d’aubaines alimentant en merveilleuses images l’album de mes émois secrets.