En ce temps-là (pour dire comme le curé de Notre-Dame prêchant un des quatre évangiles), en ce temps-là donc - je veux parler de la seconde moitié des années quarante - les grandes vacances commençaient invariablement le treize juillet au soir et duraient... une merveilleuse éternité : deux mois et demi !
Les travailleurs, eux, ne disposaient que de trois semaines de congés payés, péniblement arrachées au patronat par des syndicats plus pugnaces que de nos jours.
Mon père était cheminot et, bien que bénéficiant de la gratuité des transports par le train pour lui et sa famille, il n’était pas question, financièrement, de s’offrir une villégiature.
Eh bien si !
« Un bon changement d’air et c’est la forme pour l’hiver » disait le médecin, alors il fallait partir coûte que coûte, ma mère tenait à la santé de ses enfants.
Le jour du départ, notre lever à nous les gosses, avait lieu à six heures du matin. Quelle épreuve que d’être arraché au sommeil quand chaque paupière pèse une tonne et que tout le corps réclame encore du repos !
Devant le bol fumant, plein de café au lait dans lequel trempaient de petits morceaux de pain rassis, la tête était bien lourde à soutenir et les deux mains n’étaient pas de trop, mais, petit à petit, l’excitation finissait par nous gagner : on partait en vacances, on allait prendre le train !
La gare se trouvait à six cents mètres de la maison par la rue Jean-Jacques Rousseau. Deux par deux, main dans la main, valise dans l’autre, nous activions l’allure, pressés par la certitude d’être en retard. Je me retournais toutes les cinq secondes afin de vérifier que le train n’arrivait pas. J’avais déjà l’obsession de l’exactitude ! Mais invariablement, nous avions dix minutes d’avance : il fallait bien ce temps là pour faire tamponner les titres de transport par le guichetier.
D’abord, nous prenions l’omnibus Compiègne - Saint Quentin : « c’est le train des ouvriers » commentait mon père qui le prenait tous les jours. Huit kilomètres de Chauny à Tergnier sur les inconfortables banquettes en bois, lustrées par les postérieurs de troisième classe du prolétariat. Huit kilomètres à voir défiler les champs de betteraves succédant aux usines métallurgiques, dix minutes tout au plus en comptant l’arrêt à Viry-Noureuil.
À Tergnier, importante gare ferroviaire (triage des wagons de marchandise, dépôt de locomotives sur lesquelles mon père travaillait), nous devions patienter un bon quart d’heure sur le quai à taper des pieds pour nous réchauffer dans le petit matin brumeux.
— On va prendre l’express maintenant, expliquait fièrement mon cheminot de père : le Dijonnais !
— C’est quoi le Dijonnais p’pa ?
— C’est l’express Dijon-Tourcoing, il va dans un sens le matin et dans l’autre le soir.
L’express arrivait, crachant, soufflant, fumant de partout, nous aspergeant de vapeur. Le sol tremblait au passage de la locomotive dont les roues grinçaient sur les aiguillages. J’en vibrais de peur et d’excitation.
— P’pa, m’man, on monte là, il y a de la place !
— Non. On n’a pas le droit, c’est les premières. Venez vite, les troisièmes c’est en queue du train.
Il fallait escalader trois gigantesques marches de bois noirci pour accéder au compartiment.
— M’man, je veux le coin de la fenêtre...
— Non c’est à mon tour, toi, tu l’as déjà eu tout à l’heure ! répliquait mon frère.
— Daniel ici, Jean-Claude là, tranchait l’autorité maternelle, m’octroyant la meilleure place, près de la vitre fixe cerclée de fer. Jean-Claude, tu auras la vitre dans le train suivant.
— Il y a encore un autre train ?
— Oui, on change à Laon.
Sur le bas de la fenêtre, des plaques gravées prévenaient les voyageurs : « E PERICOLOSO SPORGERSI, NICHT HINAUSLEHNEN, NE PAS SE PENCHER AU DEHORS, DANGER TO LEAN OUTSIDE ». J’étais plein d’admiration pour une si exemplaire et si savante prévoyance. L’énorme serrure de fer chromé, toute brillante avec sa grande poignée en forme de cuiller et son levier de sécurité me fascinait : « NE PAS ACTIONNER LA POIGNEE AVANT L’ARRET COMPLET DU TRAIN », prévenait une autre plaque.
— Surtout, n’y touche pas ! Si la portière s’ouvrait en roulant, on tomberait du wagon.
— Et on serait morts, tous ?
— Bien sûr, tiens donc !
C’était le tabou suprême ! Seul un adulte pouvait se permettre de braver l’interdit et actionner cette mystérieuse mécanique, ce que mon père, soucieux de donner le bon exemple ne faisait jamais devant nous.
L’express fonçait dans la plaine picarde. Les fils télégraphiques montaient et descendaient, rythmés par le défilement des poteaux. Les roues du wagon sonnaient sur les raccordements des rails : « po pom-pa pam... po pom-pa pam... » musique récurrente qui accompagnait tout le voyage.
— On descend dans longtemps ?
— Dans un quart d’heure.
« Laon, ici Laon, deux minutes d’arrêt, correspondance pour Soissons, Villers-Cotterêts, Crépy en Valois et Paris » nasillait le haut-parleur.
La gare de Laon était extraordinaire, les voies ferrées, innombrables, naissaient les unes des autres, reliées par d’incompréhensibles aiguillages.
Les postes de contrôle commandaient une armée de wagons de marchandises lancés vers les voies de triage et les locomotives guidées par des cheminots balançant leur fanal. Et, majestueuse, contemplant sereinement cette grouillante agitation trônait la montagne couronnée : la ville haute et son diadème de pierre, la cathédrale.
Au milieu du quai, empilées sur plusieurs niveaux, attendaient des cages pleines d’oiseaux.
— Regarde p’pa, regarde, pourquoi il y a des oiseaux là ?
— Ce sont les pigeons des coulonneux, tu vas voir, ils vont les lâcher.
— Pourquoi faire ?
— Ils font la course. On les libère tous en même temps et celui qui va le plus vite pour rentrer dans son pigeonnier a gagné.
— Regarde dans cette cage-là, p’pa, il y en a un qui n’a presque plus de plumes et qui saigne !
— En effet, remarqua ma mère, pauvre bête !
— Ils ont dû faire une erreur et mettre une femelle dans une cage de mâles, expliqua mon père avec un drôle de sourire.
— Pourquoi les mâles ont-ils battu la femelle ?
— Heu... Attends...
Pauvre colombe qui a laissé des plumes dans la défense d’une impossible vertu et pauvre père qui jamais ne sut trouver les mots pour nous expliquer les mystères de la conception.
— Regardez, on les libère...
Ce fut un bien beau spectacle que ce lâcher de pigeons. Quasiment en même temps, toutes les cages furent ouvertes. Dans un gigantesque froissement d’ailes, les volatiles prirent leur essor et firent un même tour de la gare avant que chacun choisisse sa direction.
— Voilà, ils vont rentrer chez eux.
— C’est où chez eux, c’est loin ?
— Il y en a qui vont faire plus de cent kilomètres.
— Han... C’est beaucoup... Il vient notre train ?
— Il sera là dans cinq minutes.
Chaïvet-Urcel, Anisy-Pinon, le train de Laon à Paris faisait d’abord l’omnibus.
— Regarde Jean-Claude, c’est Pinon, c’est dans cette maison là-bas, celle au toit rouge, que tu es né, dit notre père.
— Et moi, je suis né où ?
— Toi, Daniel, tu es né à Chauny, intervint maman.
— À la maison alors ?
— Oui, c’est ça.
— Moi je trouve que c’est mieux !
— Non, c’est pas mieux ! Moi c’est mieux, répliqua mon frère depuis son coin de vitre.
— Non, c’est moi...
— Arrêtez tout de suite vos disputes, c’est pareil !
Vauxaillon, Margival, Crouy, Soissons, Berzy le sec, toutes les haltes, je les connais par cœur.
Le train sifflait avant de s’engouffrer dans les tunnels. La pression de l’air brutalement chassé par le convoi lancé à toute allure faisait claquer les vitres et bouchait les oreilles. Vierzy, Longpont, Corcy, le train entrait dans la forêt...
— Préparez-vous, on arrive dans cinq minutes ! disait invariablement notre père.
« Villers-Cotterêts, une minute d’arrêt » criait le chef de gare. On se précipitait.
— Ça y est, on est arrivé ?
— Pas encore, maintenant il faut marcher à pied.
— C’est loin ?
— Dans une petite demi-heure, on y sera.
La place de la gare... la rue bordée de maisons blanches... la route longeant la voie ferrée... le pont voûté...la grande scierie... le marronnier... la petite scierie... le carrefour, à droite ! La placette entourée de tilleuls, à gauche... et c’était là ! Pisseleux et la maison de mes grands-parents, mon premier petit paradis !