Pisseleux.
       Pisseleux, berceau du nom de ma famille, était un petit village du Valois, peuplé de quelques centaines d’habitants tout au plus. Ceux-ci étaient agriculteurs ou forestiers essentiellement. Je veux dire employés agricoles ou scieurs bien entendu.
Pisseleux maintenant n’est plus...
Non, pas à cause de la guerre, ni par la malchance de quelque catastrophe naturelle ! Non. L’exode rural, la dépopulation, la suppression de l’école, les impératifs de gestion, la concentration des services ont fait que Pisseleux a perdu son âme et sa mairie en devenant un faubourg de Villers-Cotterêts.
Pisseleux ! Ce nom qui faisait et fait peut-être encore discrètement sourire les parents, pouffer les filles et s’esclaffer les garçons veut tout simplement dire « pisse-l’eau », pour indiquer qu’en cet endroit se trouve une source. Au bout du village en effet, dans les Fonts de Noue, se trouve la source de l’Automne. L’eau sort de terre fraîche et limpide, désaltérante et pure. Je le sais, j’en ai bu.

       Mes grands-parents possédaient la dernière habitation de la rue, au bout d’une série de maisons mitoyennes, la mieux placée car ouvrant sur la nature, c’est à dire sur le rêve. Qu’elles étaient belles les pierres de taille de ses murs, blanches et râpeuses, solides, invulnérables.
Après avoir traversé la petite cour bordée à gauche d’un noyer et de quelques noisetiers et à droite, contre la façade ouest, d’un pied de vigne de chasselas grimpant, on entrait directement dans la cuisine. Le fourneau à bois, le buffet, la commode, le lit-cage constituaient avec la table en bois de poirier et quatre chaises paillées tout le mobilier de cette pièce qui sentait toujours bon la tarte aux fruits.
De la cuisine, on pouvait soit descendre dans une superbe cave voûtée embaumant le cidre, soit passer dans la salle à manger-chambre à coucher où le lit bateau des grands-parents, obèse de son édredon, voisinait avec la massive table carrée aux coins arrondis et le buffet Henri II à colonnes torsadées.
Un escalier menait à la chambre du premier étage, réservée aux « invités », simplement meublée d’un lit de fer à parements de laiton, d’une armoire, d’une table de toilette avec sa cuvette et son broc en faïence décorée et de deux chaises. C’est à partir de cette chambre que, par un autre escalier, fermé celui-là, on accédait au grenier : la caverne d’Ali-Baba !
Mais ce n’était pas la seule merveille de ces lieux : la buanderie, le poulailler, le clapier, le fenil, le bâtiment (sorte de petit hangar fait de tôles et de bois, servant de débarras), la citerne d’eau et son angoissant mystère, le jardin, immense avec ses arbres fruitiers.
Plus loin, n’appartenant pas à mon grand-père, la vallée de l’ancienne briqueterie avec ses rails et ses wagonnets, la mare aux canards, la garenne de Noue, les Fonts, la vallée Drouillard avec ses montagnes de sciure nous ouvraient les portes de l’aventure.
Sans oublier le cousin Michel, Annette la voisine et surtout Janine, ma blonde cousine ! Je crois vraiment que, si l’on peut être amoureux d’une période de sa vie, je le suis de cette époque-là.

       La maison d’Annette Chênois était mitoyenne avec celle de ma grand-mère.
Solide fille de la campagne en tablier bleu, cheveux châtains et bonnes joues rouges, Annette constituait, au moins pendant les deux jours qui suivaient notre arrivée, une agréable compagne de jeu. Elle connaissait les dernières nouvelles du coin : la ferme voisine avait un nouveau cheval... cette année il y avait encore plus de grenouilles dans la mare... le père Baucy était malade et ne pouvait donc défendre les pommiers de son clos... il y avait des coulemelles dans la prairie près de l’ancienne briqueterie...
Mais les nouvelles étaient bien vite assimilées et le charme d’Annette s’estompait rapidement. Elle ne savait toujours pas grimper aux arbres, ne voulait pas patauger pieds nus dans la mare et, le comble, elle rapportait tout à ses parents.
Un jour, pressé sans doute d’avoir trop chapardé de pommes vertes dans le clos du père Baucy, je soulageais ma vessie contre la haie d’aubépine. Annette, prise des mêmes symptômes pressants, se baissa, pieds écartés, culotte sur les genoux. Mu par une grande sinon saine curiosité, je me rajustai rapidement pour m’accroupir en face d’elle !
Je vais vous dire, je crois qu’une fille qui a commencé son pipi ne peut plus se retenir !
Annette, rouge de honte, maintenue dans sa position par la crainte de souiller ses habits criait : « non, regarde pas, va-t’en, retourne toi ! »
Je n’avais pas l’intention d’obtempérer. La curiosité, vous comprenez, et la nature aussi... J’ai assisté au spectacle jusqu’à la dernière goutte, interloqué par la source plissée, rose et blanche et par le manque de calibrage du jet.
Ma copine, culotte hâtivement remontée s’est mise à courir jusque chez elle.
Sur le moment, j’ai bien cru que les choses en resteraient là quand j’entendis : « Maman, Daniel il m’a regardé faire pipi ! »
La mère Chênois est sortie de sa maison, furieuse. « Espèce de cochon, attends que je t’attrape, je vais t’apprendre à regarder les filles ! »
Pas besoin de m’apprendre !
Et quant à m’attraper, c’était pour elle bien difficile à réaliser ! Alors, digne mère de sa rapporteuse de fille, elle a tout raconté à mes parents. Je ne vous explique pas le sermon ce soir-là !
Être puni à cause d’une fille, cela ne pouvait s’admettre. Mon frère mis dans la confidence fut aussitôt d’accord.
C’est lui qui trouva la boîte de conserve vide. Elle ne fut pas facile à remplir.
D’abord, avec deux baguettes de noisetier, à la façon des Chinois, nous y mîmes quelques vieilles crottes de chien, mais ce ne fut pas suffisant. À ma grande honte, je dois avouer que nous complétâmes le niveau par des moyens personnels beaucoup plus naturels.
La boîte dûment remplie, nous allâmes discrètement la poser sur la marche constituant le seuil de la maison des Chênois.
Oh l’immonde plaisir qui nous envahissait à l’évocation de la voisine trébuchant et glissant sur le fruit de nos entrailles, et sa fille aussi peut-être !
Ce fut le père Chênois qui shoota dedans ! Le seuil fut maculé... et il fut bien em...bêté. Allez donc savoir pourquoi, on nous soupçonna. Mais nos dénégations furent bien plus véhémentes que leurs accusations et, sans preuve, peut-on punir des gamins ?