C’était un tout petit vallon, de deux à trois cents mètres de longueur, qui sinuait entre deux levées de terre et qui passait en contrebas du jardin de mon grand-père. Artificiellement formée par les prélèvements de terre à brique d’une ancienne usine, cette « vallée » d’abord douce et riante, bordée de frênes, d’aubépines et de noisetiers, passait insensiblement de l’état de prairie à celui de dépotoir. Monsieur Drouillard, probable ancien propriétaire du lieu-dit, n’a pas laissé son nom à une bien belle postérité.
Je vous ai vu tordre le nez de dégoût quand j’ai parlé de dépotoir, mais en ce temps-là, une décharge ne ressemblait en rien à ce qu’on voit maintenant un peu partout. D’abord, les paysans jetaient peu. Les déchets organiques servaient d’engrais naturel, le vieux bois brûlait dans les fourneaux, les ferrailles étaient la plupart du temps réutilisables, le plastique n’avait pas encore été inventé et l’électroménager n’existait pas dans les campagnes.
Qu’y avait-il alors dans cette décharge ? Eh bien de vieux seaux percés et des brocs cabossés, des bouteilles vides et de la faïence cassée, des outils aratoires usés jusqu’à l’attache, des tas de gravats et surtout, des montagnes de sciure. Car la vallée, contournant les potagers du quartier, allait jusqu’à la petite scierie de Pisseleux.
L’atelier de sciage était situé en contre-haut du bout de la vallée et, outre les classiques de charpenterie en bois brut, fabriquait des portemanteaux. Les déchets de bois étaient simplement évacués à l’extérieur, gagnant du terrain sur le vallon.
Le jeu pour nous, ce jour-là, consistait à prendre de l’élan et à sauter le plus loin possible dans la pente de sciure. La chute vertigineuse nous remontait l’estomac dans la gorge. Les copeaux amortissaient extraordinairement l’atterrissage. Et ce n’étaient pas les débris de sciage remplissant les chaussures ni les angles vifs des quelques morceaux de bois résiduels meurtrissant un peu les chevilles à chaque saut, ni les remontées laborieuses dans un terrain fuyant qui allaient nous décourager !
Nous y serions peut-être encore si mon frère lors de la dernière remontée ne s’était écrié : « Une vipère ! Une vipère ! Vite, vite, sauvons-nous ! »
Cette vipère, si vraiment vipère il y avait, je ne l’ai pas vue, mais en revanche, ce que j’ai bien vu en dépit de ma panique lors de la dernière escalade, c’est le gros morceau de scie à ruban aux dents rouillées que nos sauts avaient fini par mettre au jour !
L’aubaine, c’était quand nous trouvions, parmi les immondices de la vallée, une vieille chambre à air de vélo ou mieux, de voiture. Oh, ce n’est pas arrivé souvent, on réparait tout en ce temps-là ! Ces chambres à air étaient faites de bon caoutchouc rouge bien élastique. Nous les découpions soigneusement en lanières régulières grâce aux ciseaux de couture de grand-mère. Pauvre mémère qui se demandait parfois pourquoi ses meilleurs ciseaux, qui revenaient tout juste du rémouleur, ne coupaient déjà plus ! D’autant plus que ceux-ci servaient aussi à façonner des rectangles de cuir prélevés sur une vieille godasse récupérée au même endroit, rectangles dans lesquels on aménageait deux trous pour fixer les élastiques.
C’est un couteau de ménage, subrepticement emprunté dans un tiroir du buffet de cuisine qui nous permettait de tailler les fourches de noisetier formant l’ossature de... nos lance-pierres.
On commençait toujours par un simple concours d’adresse, un tronc d’arbre servant de première cible, mais quand les cailloux étaient bien réguliers, c’était vraiment trop facile. Il fallait vite trouver autre chose. Alors, cachés derrière une haie, on visait les cheminées des maisons, riant nerveusement du bruit de crécelle des pierres cascadant sur les toits d’ardoise. Quelques lucarnes de greniers ont bien dû souffrir de nos exploits.
Le fin du fin consistait à atteindre les « tasses » de verre épais, supports isolants des fils électriques au sommet des poteaux ; et on réussissait quelquefois… pour ne pas dire souvent. Qu’E.D.F. me pardonne, depuis l’âge adulte, j’ai toujours ponctuellement payé toutes mes notes d’électricité !
Il nous arrivait aussi de nous disputer, mais rassurez-vous, c’est dans les jambes de l’autre que nous tirions et cela finissait toujours de la même façon : les cris et les pleurs attiraient l’attention de grand-mère qui jetait nos frondes au fourneau, pour nous empêcher de faire la « malédiction. »
Un jour pourtant ce fut le drame.
La vallée Drouillard nous avait fourni gratuitement la matière première d’un nouveau jeu : une série de boites de conserves aux couvercles baillant. Quelques mouvements de torsion sur ces couvercles mal découpés permirent de les détacher de leurs boîtes respectives. En compagnie de deux petits paysans, éphémères compagnons de jeu, nous commençâmes un concours d’adresse qui consistait à lancer chacun un égal nombre de petits cailloux dans sa propre boîte.
Mais c’était là divertissement trop calme pour des garçons. Rapidement, nous décidâmes de tirer non plus dans, mais sur les cibles en changeant bien entendu le calibre des projectiles. Oh, ce n’était pas encore bien dangereux...
Pourquoi faut-il toujours que tout dégénère ?
Qui, parmi les quatre gamins eut le premier l’idée de tirer avec un des couvercles détachés ?
Ça plane bien un couvercle vivement lancé, ça vole loin et longtemps avec un petit sifflement et une trajectoire superbement festonnée.
Un nouveau concours s’organisa spontanément. C’était à qui tirerait le plus haut, le plus loin, et avec la plus belle trajectoire.
Alors bien sûr, l’accident est arrivé. Un des couvercles, violemment lancé, est probablement monté trop haut et, s’appuyant sur l’air à la façon d’un boomerang, a pris un virage rapide pour fondre sur nous. Jean-Claude a poussé un cri de douleur et porté vivement ses mains à la tête. Le sang s’est mis à couler en abondance entre ses doigts.
J’ai couru, couru comme un lapin vers la maison de mes grands-parents.
« Mémère, mémère, vite, Jean-Claude s’est fait un trou dans la tête ! »
Pauvre grand-mère à qui on nous avait confié.
— Ma Doué ! Ma Doué ! Qu’est-ce qui lui a fait ça ?
— Il a reçu un couvercle rouillé, c’est pas moi qui l’a lancé !
— Oh ma Doué ! Montre-moi ça vite mon fieu, dit-elle en mélangeant son breton d’origine et le picard local. Elle écarta les mains de mon frère qui était arrivé sur mes talons. Une plaie bien nette et bien ouverte lui barrait le cuir chevelu sur au moins deux centimètres !
— Il faut qu’on aille tout de suite au médecin à Villers. Daniel, tu restes ici, et ne va plus faire la malédiction sinon tu recevras le martinet.
Mon frère s’en est tiré avec une piqûre, trois « agrafes » et une belle peur. Rétrospectivement, j’en tremble d’imaginer les conséquences qu’aurait eu ce couvercle acéré percutant violemment les yeux de l’un d’entre nous. Il y a de la chance pour les voyous !