Le vélo de ma tante.
       À Pisseleux, dans la buanderie qui fermait un côté de la cour, près du pressoir à pommes, suspendu à un crochet par sa roue avant, brillait, noir et chromé, le vélo de ma tante.
La roue arrière était protégée par deux éventails multicolores de fils élastiques servant à empêcher les habits de se prendre dans les rayons (les jupes étaient longues et amples en ce temps-là !) Équipé de deux freins, d’un solide porte-bagages arrière et, suprêmes raffinements, d’un dérailleur à trois vitesses et de l’éclairage : c’était un « Hirondelle », la référence en matière de bicyclette.
Ni Jean-Claude ni moi ne possédions de vélo, mais on savait monter, des copains nous ayant déjà prêté celui de leur père. Trop grand pour nous, il nous était impossible, à cause de la barre horizontale, de l’enfourcher avec une chance de toucher les pédales. Il nous fallait passer une jambe à travers le cadre et pédaler dans une abracadabrante position déhanchée, mais ça roulait !
Vous comprenez que je préférais utiliser un vélo de femme, même s’il me fallait rester tout le temps en danseuse, sans jamais m’asseoir, à cause de la selle fixée trop haut.
Nous ne résistâmes pas longtemps à la tentation en dépit des « Notre-Père » de la messe dominicale. C’est Jean-Claude qui réussit à le dépendre de son crochet et, après avoir subrepticement quitté la cour, nous partîmes pour la petite aventure.

       D’abord, l’un après l’autre, nous fîmes des tours de la placette aux tilleuls, zigzaguant entre les arbres, jouant inutilement du dérailleur et des freins, maltraitant cette superbe mécanique qui résistait avec brio.
Vous pensez bien que nous n’allions pas en rester là ! Jean-Claude à la direction et au moteur et moi assis jambes écartées sur l’inconfortable porte-bagages, mains accrochées aux ressorts de la selle, après avoir traversé le village assoupi, nous prîmes délibérément la route de Coyolles. Pas de voitures, pas de tracteurs en ce début d’après-midi, rien que la plaine agricole endormie sous le soleil de septembre et la route communale qui, réverbérant la chaleur, mirant l’azur du ciel, semblait plonger dans une eau toujours reculée.
Mon frère suait beaucoup à pédaler pour deux sur le chemin surchauffé. La bicyclette oscillait de droite et de gauche. Rien pour se protéger du soleil. Si ! Là-bas, après le tournant, un arbre au bord de la route, une aubépine !
Son ombrage fut le bienvenu. Rouges comme les coquelicots qui ponctuaient les champs alentours, nous nous assîmes dans les épis jaunis du faux seigle tapissant le talus. L’aubépine nous couvrait de ses branches couvertes de petits fruits en forme de poire.
— Tu crois que ça se mange ? demandais-je à mon frère omniscient.
— Oui, et c’est drôlement bon, fit-il en enfournant un bouquet de poirettes.
Je l’imitais, plein de confiance. Les fruits, peu charnus, faits d’une épaisse peau écarlate couvrant un noyau omniprésent, étaient pâteux et insipides. Mais tout est bon qui n’est pas imposé, nous nous sommes régalés !
— On continue ?
— Pour aller où ?
— Regarde là-bas, il y a un hangar, on va voir ?
— Oui, mais c’est moi qui pédale maintenant...
— D’accord !
Je ne pris pas le plus court chemin car les zigzags furent nombreux, mais essayez donc de porter quelqu’un de plus lourd que vous sur le porte-bagages d’une bicyclette tout en pédalant en danseuse !
Le hangar, dans cette région, constitue le point central de chaque grande propriété. Ouvert à tous vents, il est constitué de six ou huit piliers soutenant un faisceau de poutrelles métalliques recouvertes d’un toit de tôles ou de fibrociment. Sous ce toit, l’agriculteur range ses instruments aratoires : charrues, charrettes, herses et rouleaux. Le hangar sert aussi et surtout à l’entreposage du fourrage et là, précisément, une énorme pyramide faite de briques de paille compactée allait jusqu’aux chevrons métalliques de la toiture.
Quand on est gamin, on aime monter, s’élever, grimper. Nous escaladâmes les gigantesques marches constituées par les ballots de paille superposés jusqu’aux poutrelles du toit, redescendîmes en sautant à pieds joints sur chaque marche avant de repartir : « le premier arrivé a gagné ! »
De l’autre côté de la pyramide séchait un monceau de foin en vrac. Jean-Claude remonta la hauteur de trois ballots et sauta. Le foin l’absorba, jusqu’à la taille.
— C’est chouette, ça ne fait pas mal du tout !
Relevant le défi, je grimpai quatre degrés et me lançai à mon tour dans l’herbe sèche. L’atterrissage fut merveilleusement amorti par le foin dans une enivrante odeur de coumarine.
— J’en saute cinq ! fit mon frère, et il se précipita dans le vide.
— Ben moi j’en fais six ! répliquai-je.
— Moi, je saute en tournant !
— Moi, j’atterris sur le dos !
Jusqu’en haut ! Nous allâmes jusqu’en haut des bottes de paille ! Huit ou neuf hauteurs, plus de quatre mètres, presque deux étages de chez vous !
Longtemps nous jouâmes, riant comme des fous, rois de la surenchère, inventant des chutes qui n’existent pas.
C’est le sentiment du devoir qui nous arrêta.
— Dis, Jean-Claude, Mémère nous a pas demandé de rester jouer près de la maison ?
— T’as raison, il faut qu’on rentre ! Allez, un dernier saut et on y va !
Et nous nous lançâmes à corps perdu, visant un monticule de foin non encore tassé par nos précédents exploits. C’est en ramant pour sortir de l’épaisseur moelleuse que, tout pâles d’une peur rétrospective, nous mîmes à jour une faux luisante de son tranchant effilé ainsi qu’une fourche aux dents acérées, admirablement cachées par le paysan souhaitant soustraire ses outils à la convoitise des maraudeurs.