Odeurs.
       Une odeur fugacement captée a toujours sur moi le même effet, celui de me replonger dans mon enfance, à l’époque où, pour la première fois j’ai humé et mémorisé ce parfum. Alors les images reviennent en masse, désordonnées mais fortes, pleines d’impressions agréables ou non. Presque toutes ces senteurs et ces images sont liées à la maison de Pisseleux.
Au-dessus du « bâtiment » qui prolongeait le clapier, mes grands-parents entreposaient le foin, réserve alimentaire d’hiver de leur petit élevage de lapins.
Certains jours de pluie, quand la nostalgie me prenait, j’aimais grimper l’échelle branlante, m’allonger seul dans l’herbe sèche et me laisser pénétrer par la puissante odeur de coumarine qui régnait en ce lieu. Pas étonnant que le foin soit toujours lié à l’amour dans l’imagerie populaire, tant le capiteux parfum de l’aspérule et de la flouve porte aux sens.
Dans l’autre partie de cette remise séchaient des épis de blé liés en bouquets par un brin de paille, fruits de la glane d’après moisson et dont les grains étaient destinés aux poules qu’élevait économiquement ma grand-mère.
Peu de temps avant la rentrée, profitant d’un beau jour de Septembre, mon père étalait une bâche de forte toile sur le sol en terre de la cour, descendait à la fourche les bouquets d’épis, arrachait les ligatures des petites bottes et répandait à la volée les épis sur la toile. Alors, sous l’œil critique de mon grand-père, trop perclus de rhumatismes pour officier, il saisissait et moulinait à deux mains le fléau qui frappait bien à plat les épis dorés dont les grains sautaient comme des puces hors de leurs loges végétales.
Y avait-il un atavisme inconscient en lui ? Mon père savait-il que ses ancêtres étaient batteurs en grange ?
Toujours est-il que ses gestes étaient rythmés, précis, sonores, aucun épi n'échappait à ses coups. La sueur coulait de son front et perlait sur ses bras, accrochant la poussière de blé. La fourche prenait le relais du fléau pour enlever la paille qui, à l’aide d’une toile tenue par les quatre coins assemblés, était remisée dans le fenil.
Mon père considérait alors que son travail était terminé. Il s’asseyait sur la marche du seuil de la cuisine et roulait une cigarette tandis que ma grand-mère entrait en action. Elle versait dans un baquet tout ce qui restait sur la bâche et, dos à la brise, à l’aide d’une cuvette, vannait le grain dont la menu-paille s’envolait pour retomber sur la grande toile.
Rien ne se perdait, paille et mi-paille permettaient de confectionner la litière des lapins tandis que le grain allait servir à nourrir les poules pendant toute la saison.

       Dans le jardin, immense, varié, arboré, les odeurs étaient d’un tout autre ordre. D’abord fauves et organiques ! Les nécessités physiologiques humaines exigeant des commodités, celles-ci avaient été creusées par mon grand-père dans une cabane en planches, à côté du tas de fumier animal, au début du verger. Je ne vous dis pas la santé du prunier qui poussait à proximité immédiate ! Mais plus loin, c’était l’enchantement du goût, des couleurs et des parfums. Les arbres et arbustes voisinaient avec les légumes et les aromates : pêches blanches et pêches de vigne, cassis, groseilles blanches et rouges, reines-claudes et prunes bleues, framboises, groseilles à maquereaux, pommes de toutes formes et de toutes couleurs, fraises des quatre saisons, persil, estragon, cerfeuil, anis, ciboulette, ail, oignons, poireaux, tomates, toute une symphonie de fragrance et de fraîcheur.
Au bout du jardin, dominant la vallée Drouillard, près de la haie de frênes dont les branches vite poussées fournissaient les rames des haricots grimpants, trônait un majestueux pommier qui, par la science de la greffe de mon grand-père, donnait deux variétés de fruits. Côté sud, c’étaient des pommes d’hochet, beaux fruits doux et sucrés, jaunes ponctués de brun qui, à maturité, produisaient un bruit de maracasses quand on les secouait tandis que les branches à l’opposé fournissaient des pommes vertes et craquantes, dont l’acidité faisait plisser les yeux mais qui possédaient un parfum que jamais vous ne trouverez dans celles du supermarché.
L’odeur de pomme reste inséparable de l’image du grenier. Quand, rarement il est vrai, je m’ennuyais un peu, ou que le temps était à la pluie, je montais dans les combles de la maison. La porte menant au grenier ouvrait sur un raide escalier de bois dont les marches encombrées d’objets hétéroclites donnaient un aperçu du bric-à-brac accumulé par mon grand-père. Il ne jetait jamais rien.
— Ça peut toujours servir ! affirmait-il péremptoirement.
Dans le fond d’une vieille caisse, j’avais trouvé des masques à gaz artisanaux.
Imaginez des cagoules de forte toile de coton écru avec, au niveau des yeux, deux trous circulaires fermés par deux morceaux de vitre pris dans le tissu doublé et une petite poche piquée, en toile plus fine, pleine de granulés de charbon, cousue à l’endroit de la bouche.
Beaucoup de personnes qui, au début de la seconde guerre mondiale, se rappelant les gaz asphyxiants de la première, avaient confectionné, sur les conseils et les plans des autorités compétentes, ces illusoires protections. Ma grand-mère avait cousu pour toute la famille !
De vieux habits, trouvés dans une malle poussiéreuse, associés à ces masques impressionnants offraient la matière première d’un carnaval permanent qui faisait bien rire tout le monde, sauf grand-père qui ne voulait pas qu’on abîme.
Une autre caisse contenait des monceaux de vieux journaux soigneusement mis de côté pour, une fois étalés sur le vieux plancher du galetas, permettre le séchage des noix et l’entreposage des pommes de conservation. Ce sont ces pommes qui avaient imprégné le grenier de leur odeur acidulée.
Sous ces journaux, se trouvait une autre lecture combien plus intéressante : des revues féminines ! Rassurez-vous, il n’y avait pas là de quoi damner un moine ; absolument rien de pornographique ni même de vraiment coquin mais quelques présentations dessinées de sous-vêtements féminins suggestifs et surtout, une publicité pour une méthode de développement des seins qui montrait la photo (ou peut-être le dessin très réaliste) d’une poitrine magnifiquement dimensionnée.
« La méthode Exuber bust vous garantit la poitrine dont vous rêvez. Vous recevrez notre documentation contre l’envoi de x timbres-poste. Précisez développer ou raffermir. »
Monsieur « Exuber », vous avez sûrement fait rêver beaucoup de femmes complexées mais aussi fait trotter l’imagination de bien des adolescents.
C’est une autre photo, en noir et blanc hélas, qui fut pendant un temps le support de mes fantasmes. Elle représentait une belle femme blonde, totalement nue, dans une pose alanguie et voluptueuse rappelant celle de la « Maja desnuda » de Goya. C’est la vision de ses seins plantureux et de son petit ventre rond à peine ombré à la jonction des cuisses potelées associée au souvenir que j’avais de l’anatomie de ma cousine qui ont composé dans ma tête la première image précise de la Femme.
Car c’était une époque très habillée que celle des années 1945-1950 et il fallait beaucoup d’imagination pour se représenter les formes féminines sous les harnachements embaleinés et les amples vêtements qui les couvraient. Les autorités politiques faisaient la chasse à l’impudeur et à l’immoralité, solidement aidées en cela par un clergé censeur et omniprésent. Les adultes étaient trop gênés pour expliquer l’amour aux enfants. La nudité était sacrilège et parler de sexe vraiment dégoûtant. Nous avons dû nous débrouiller seuls pour faire notre éducation sexuelle et si elle n’est pas complètement ratée, ce n’est pas un effet de la science ni de la pédagogie des adultes de la génération précédente. Pas étonnant que les mœurs se soient libéralisées : toute contrainte provoque à terme inévitablement l’excès inverse !
Mais rassurez-vous donc, braves grenouilles de bénitier et continuez à cacher ce sein que personne ne veut voir, le balancier de l’histoire commence à revenir.