À Chauny, certains dimanches de canicule, ce n’était pas, par exception, le jardin potager familial qui constituait le but de la promenade vespérale. Après un solide avertissement sur les dangers de l’eau et contre la promesse de ne pas leur lâcher la main, nos parents consentaient à nous emmener au « club » voir les baigneurs.
On donnait ce nom à une portion du bief de jonction qui relie le canal latéral à l’Oise au port usinier de la rivière. Peu empruntée par les péniches, cette voie d’eau constituait le rendez-vous des pêcheurs et des baigneurs.
Ces derniers avaient annexé la partie du bief la plus proche de l’écluse de mise à niveau. Il y avait là, aménagé par Dieu sait qui, un plongeoir à deux étages dont la planche la plus haute culminait à plus de cinq mètres de l’eau.
Les nageurs qui avaient omis de mettre leur maillot de bain sous leurs habits pouvaient même compter, moyennant quelques francs de l’époque, sur les services d’un vestiaire. Un misérable cabanon de planches peintes d’un vert laiteux, offrait en effet quelques sombres cabines et deux bancs instables aux imprévoyants fortunés.
Nos parents qui, comme presque toute la population locale, ne savaient pas nager, admiraient et enviaient ceux qui étaient capables de braver l’élément hostile et avaient, paradoxalement, pour leurs enfants, une véritable hantise de la noyade.
Pas de danger pour nous de tomber dans le canal, ni même de se faire asperger par les plongeurs car, la main broyée par la manifestation de l’amour parental, nous nous tenions à six bons mètres de la rive.
Le roi du club était un de nos voisins de rue.
Certains le disaient maître-nageur et c’était probablement vrai car il exécutait magistralement le saut de l’ange et le coup de pied à la lune depuis la girafe. Un murmure montait des spectateurs quand il gravissait l’échelle de bois jusqu’au dernier niveau. Tous les yeux étaient sur lui quand il ajustait méticuleusement sa position de prise d’élan et des cris d’admiration saluaient son entrée impeccable dans l’eau glauque. De petites bulles venant éclore à la surface matérialisaient sa trajectoire sous-marine qu’il allongeait à plaisir, n’émergeant qu’une fois arrivé à l’autre berge.
« C’est un casse-cou, une tête brûlée », jugeait ma mère qui devinait et cherchait à casser l’admiration que nous lui portions, il finira par avoir un accident ! »
D’autres tentaient de récupérer une part de l’estime publique en essayant de l’imiter, payant leur outrecuidance de quelques « plats » retentissants qui déclenchaient les rires et quolibets des spectateurs.
— Encore un qui veut faire le malin devant les filles !
— On peut s’ouvrir le ventre en faisant un plat...
— Il a dû la sentir passer celui-là ! commentaient les initiés.
Quand une péniche devait rejoindre le port de l’Oise, il était obligatoire qu’elle emprunte ce bief. Lancée puis abandonnée par son trolley-tracteur, elle courait sur son erre jusqu’à l’écluse de jonction avec la rivière. Parfois, l’élan donné était insuffisant, alors, le marinier lançait sur la berge un bout de cordage solidement fixé aux sabords de côté de son bateau puis, s’appuyant du ventre et des mains sur le bras horizontal d’une potence mobile, il s’élançait d’un coup de talon. Le bras articulé de la potence, de près de quatre mètres de long, décrivait un lent quart de tour et le marin d’eau douce prenait pied sur la rive sans devoir accoster. Le chaland finissait son trajet tracté par l’homme, aidé en cela par quelques nageurs complaisants, pressés de retourner à l’eau.
D’autres baigneurs, corps ruisselants, cheveux lissés, tous muscles dehors, secondaient l’éclusier en actionnant les grandes manivelles verticales commandant l’ouverture des battants de bois bardé de fer de la porte amont de l’écluse. Toujours halée par l’homme, la péniche entrait lentement dans le sas, guidée par la marinière qui pesait de tout son poids sur l’énorme barre en bois du gouvernail. Les volontaires refermaient activement les lourds ventaux de chêne tandis que le batelier sautait prestement sur l’étroite coursive et de quelques tours de corde sur un plot du quai immobilisait son bâtiment.
L’éclusier, à l’aide d’une manivelle amovible que lui seul avait le droit d’utiliser, ouvrait les vannes de la porte aval. Vers la rivière, l’onde commençait à s’agiter puis à bouillonner, mêlant le jaune sale de l’eau du canal au vert sombre de celle de l’Oise. La péniche s’enfonçait lentement dans le sas, faisant grincer les martyrs de protection, pièces de bois tenues par des cordages, mises en place par le marinier soucieux de protéger sa coque des frottements du quai.
— P’pa, m’man, on va voir plus près ?
— Non, on ne s’approche pas. Si on tombe, on se fait écrabouiller contre le bord par la péniche.
L’ouverture de la porte aval terminait l’éclusée mais il fallait encore que l’éclusier déverrouille et actionne la roue à volant commandant les engrenages à triple démultiplication du pont-levis, avant que le lourd bateau, tiré au filin par l’homme, poussé à la perche par son épouse, aille s’amarrer contre une autre péniche en attente de chargement.
Quelques années plus tard, dans l’eau trouble de ce même canal, j’ai parfait ma technique de natation et exécuté mon premier plongeon volontaire sous les conseils éclairés de mon frère. Il fut si réussi que, piquant droit vers le fond, mes mains en flèche se sont enfoncées dans la vase froide, molle et gluante bien au-delà des poignets. Cette vase d’ailleurs nourrissait une colonie d’anodontes ou de mulettes que nous appelions moules d’eau douce.
Pêcher ces coquillages en plongeant droit au fond pour farfouiller de ses mains la boue du canal était un de nos jeux favoris. Savez-vous que ces mollusques sont comme certaines huîtres des mers chaudes ? Un jour, en ouvrant un de ces coquillages, j’ai trouvé à l’intérieur de ses coquilles nacrées une petite perle tout à fait comparable par la couleur et l’irisation à celles des colliers et des bagues de bijouterie.
Une autre fois, lors d’un concours spontané de course sur berge suivie d’un plongeon permettant une longue trajectoire sous-marine, voulant une fois de plus faire mieux que les autres, pressé d’exécuter ma première brasse, j’ai ouvert les bras trop tôt en cours de descente et ma tête a touché violemment un obstacle non identifié. Même en écarquillant les yeux, l’épaisseur de l’eau empêchait de distinguer quoi que ce soit à moins de cinquante centimètres : on se lançait à corps perdu, confiant dans la profondeur de l’eau. Brique, pieu, palplanche, bloc de ciment ou autre détritus je ne sais ce qui m’a arrêté mais, remontant tout étourdi, ma main s’est immédiatement colorée de rouge au contact du cuir chevelu.
Comment avons nous fait pour sortir à peu près indemnes de ce bouillon de culture constamment renouvelé grâce aux rejets des mariniers, aux cadavres d’animaux, à l’amorçage des pêcheurs et à la décomposition des végétaux ?
Car nous en avons bues des « tasses » aux cours de nos jeux aquatiques ! Après tout, c’est peut-être cela qui nous a immunisés...