À la pêche.
— M’man, on peut aller à la pêche ?
— Vous n’irez pas à la pêche tout seuls tant que vous ne saurez pas nager !
— Mais les voisins Roger et Albert, ils ne savent pas nager et pourtant ils y vont bien...
— J’ai dit non !
Il n’y avait pas à insister, notre mère a toujours eu une volonté inflexible. Nous attendîmes six heures du soir et le retour de papa.
— P’pa, tu vas à la pêche dimanche ?
— Oui, je vais aller au canal, pêcher à la graine et au blé, c’est la bonne époque. Pourquoi ?
— On peut aller avec toi ?
— Je ne sais pas, demandez à votre mère.
— M’man, papa veut bien qu’on aille avec lui dimanche !

       On s’est lancé avec délice dans les préparatifs. On montait et démontait les vieilles gaules en roseau que notre père nous avait octroyées. Composées de deux éléments emboîtables allongés d’un scion en bambou, elles avaient encore bonne allure malgré les multiples pansements de chatterton et les ligatures qui les consolidaient. Les viroles de cuivre terni avec leurs repères de bon positionnement nous ravissaient. C’est vrai qu’elles étaient presque rectilignes ces cannes à pêche et présentaient une flexibilité de bon aloi qui nous faisait augurer des prises monstrueuses. On faisait des essais de ferrage. Le scion sifflait sous l’impulsion du bras, on mimait la défense héroïque du poisson, canne inclinée à droite, puis à gauche pour résister à ses changements de direction et à ses coups de boutoir et, invariablement, nous sortions vainqueurs de la lutte entre l’homme et l’animal.
Les lignes étaient superbes : hameçon numéro quatorze accroché à la petite tige métallique qui traversait l’évidement du plioir, plombs régulièrement espacés qui sonnaient mat sur le bois quand on repliait la ligne, flotteurs coulissants multicolores, nous étions sûrs de faire bientôt des ravages halieutiques. Une formidable frénésie créative nous gagnait.
Nous avons fabriqué des sondes en martelant un bout de plomb emprisonnant à son sommet un anneau de cuivre pour passer le fil et à sa base un bout de liège pour planter l’hameçon car pour prendre beaucoup de poissons, il faut mesurer précisément la profondeur de l’eau et pêcher à ras du fond, tout le monde sait cela !
Dans la cour, sous la gouttière, dans le tonneau métallique recueillant les eaux de pluie, nous avons finement équilibré les flotteurs (dont la peinture était quelque peu écaillée) à l’aide de plombs fendus chipés dans la musette d’accessoires de papa. Car il ne faut pas que le poisson perçoive la résistance du bouchon, sinon il ne mord pas !
Un vieux moulin à café Peugeot frères (de ceux qui, maintenant, se négocient à prix d’or dans les brocantes) nous permit de moudre finement des croûtons de pain, des haricots secs, des fèves, des grains de blés récupérés sur le sol près de la minoterie. Nous fîmes des boulettes de cette farine composite mélangée à du sable jaune récupéré dans un chantier voisin et pétrie avec l’eau du tonneau. Les poissons allaient se régaler et se passer le mot, le secret d’une pêche miraculeuse, c’est l’amorçage.
— Avec quoi on va appâter ?
— Papa a dit qu’on peut prendre de tout en pêchant à la mie de pain.
— On pourrait aussi chercher des vers de terre.
— T’as raison !
— On n’a qu’à aller au jardin ce soir avec une binette et une boîte de conserve. Papa sera content si on l’aide un peu.
— Bonne idée.

       Je ne dirais pas que cette première séance fut à la hauteur de nos espérances. Un malheureux goujon ayant eu l’imprudence d’engamer mon appât, il fut projeté dans les airs par mon réflexe incontrôlé avant de s’assommer en chutant sur le chemin de halage du canal. Mon frère, plus maître de lui, attendit longtemps avant de ferrer une grémille hérissée qui dût subir une opération pour être débarrassée d’un hameçon presque digéré. Je fus plus patient lors de la seconde touche mais tout aussi violent et, l’hameçon ayant accroché une pierre du fond, le bas de ligne ne résista pas à mon énergique traction.
— P’pa, j’ai cassé. Tu peux me mettre un autre hameçon ?
— Écoute, je te montre comment on fait, si tu regardes bien, après tu sauras faire.
Avec une étonnante finesse, avec ses gros doigts crevassés d’ouvrier, mon père ligatura un nouvel hameçon doré au bout de ma ligne.
— Voilà, tu peux repêcher, mais si tu joues encore les « cafouilleux », tu te débrouilleras tout seul.
— Oui p’pa.
La mie de pain n’intéressait pas plus les poissons que nos vers de terre. Papa de son côté mettait régulièrement l’épuisette à l’eau pour sortir de son élément un gardon frétillant, aux nageoires rouges et aux écailles luisantes. Saint Pierre nous donnait une leçon d’humilité.

       Le lendemain, Jean-Claude et moi analysions les raisons de notre relatif échec.
— Il ne faut pas pêcher au pain, ça ne vaut rien.
— Les vers de terre sont trop gros, les poissons n’en veulent pas.
— Il faudrait qu’on pêche à la graine mais on n’a pas une gaule assez longue.
— Non, fit mon frère, je sais ce qu’il nous faut : des vaseux !
— On n’a pas de sous pour en acheter.
— On n’a qu’à les chercher nous-mêmes !
— Comment ?
— J’ai demandé à Roger comment il faisait pour en avoir. Il faut aller dans la Rive à Ognes, il y en a plein !
— Comment on fait ?
— Ben il faut tamiser la vase, tiens !
— Oui, mais on n’a pas de tamis...
— On n’a qu’à en fabriquer un !
— Comment on va faire, on n’a pas de petit grillage.
— Écoute, près du pont des vaches, à côté de la voie de chemin de fer, il y en a qui jettent plein d’affaires. On trouve de tout et même des choses encore bonnes. J’ai repéré un vieux garde-manger, on va pouvoir récupérer le grillage.
Notre bonheur était en effet dans ce tas d’immondices. Non seulement la fine grille des côtés du garde-manger était récupérable, mais nous avons également trouvé une planche de peuplier bien épaisse pour faire les côtés du tamis et un lot de clous de tapissier, certes rouillés et un peu tordus, mais encore utilisables. Oh, je ne dirai pas que la découpe de la planche, opérée à la scie à bûches, fut d’équerre mais que nous importait l’esthétique ! Bon, les clous n’étaient pas plantés bien droit ? Et alors ! On voyait le jour à la jointure des planches et les précieux vers de vase allait s’échapper ? Pas de problème, nous bouchâmes les interstices avec des bouts de chiffon. Du fonctionnel, voilà ce qu’il nous fallait !
— On y va ?
— On y va !
La Rive est un ruisseau. Affluent inconnu de la rive droite de l’Oise, il collectait la majeure partie des effluents de la ville, bref c’était un égout. La faible profondeur de l’eau permettait de repérer sur le fond sombre les accumulations de petites pustules noires, signe certain de la présence des vaseux, des vers de vase, des larves de moustiques quoi !
Les pieds s’enfonçant dans la vase jusqu’aux chevilles, l’eau montant à mi-mollets, je raclais le fond de mes mains creusées pour récupérer la précieuse boue malodorante que je déposais dans le tamis. Mon frère, dans l’eau lui aussi, jambes écartées, à la façon d’un orpailleur, secouait et balançait, inclinait et tournait le sédiment dans la passoire, lâchant dans le courant un noir filet de particules. Peu à peu, parmi les déchets résiduels trop gros pour s’évacuer par les trous du crible, apparaissaient les précieuses larves rouges du chironome plumeux, délice des poissons, assurance tous risques anti-bredouille du pécheur.
— Ya presque pas de saletés, c’est quasiment du pur ! s’exclama mon frère, ravi. Et nous stockâmes le précieux produit dans une gamelle préalablement garnie de mousse et d’un chiffon mouillé.
— Plus on en aura, plus on attrapera de poissons, reprit Jean-Claude, sûr de lui.
Pendant une heure nous tamisâmes la boue infecte, les pieds nus meurtris par les immondices aquatiques, (car il ne fallait pas abîmer les sandalettes), cernés par les ondulantes sangsues, répugnantes bestioles marron ou noires qui venaient se coller à nos jambes et que l’on détachait d’un geste bref en les pinçant entre les ongles de deux doigts.
Devenir un as de la pêche à la ligne, ça se mérite !

— Foutez le camp, c’est pas vot’ quartier !
— C’est toi qui me parle ? demandai-je à mon frère tamisant.
— Hein ? J’ai rien dit...
— Foutez le camp tout de suite, le fouillis est à nous ! reprit la voix.
Sur la berge, une brique à la main, un affreux rouquin de notre âge nous menaçait.
— On est en république, on fait ce qu’on veut ! répliquai-je en fouillant la vase contestée.
Nous évitâmes la brique mais pas les éclaboussures.
— Mais il nous tire dessus çui-là ! fis-je furieux en pataugeant pour sortir de l’eau. Une grêle de silex tenta de me stopper mais, faisant fi, je courus vers l’importun et, d’un coup de pied dans les jambes ponctué de deux crochets au corps, j’obtins une facile victoire et la pleine jouissance du champ de bataille.
Le fouillis de vers de vase fit merveille. Le dimanche suivant, c’est fier chacun d’une trentaine de prises : goujons, ablettes, grémilles et autres poissons de friture, que nous revînmes à la maison.
Dussais-je en souffrir dans mon orgueil, il faut bien dire que, quelques semaines après, seul à la recherche d’un nouveau stock d’appâts dans ce même ruisseau, je me vis soudain entouré d’une bande de voyous commandés par un affreux rouquin et dus concéder -horrible homonymie- une bonne pêche en plein visage avant de devoir mon salut à la vélocité de mes jambes.