Mauvaise carburation.
       Les chapelets de bombes tombés du ventre des avions alliés -paradoxe de la guerre- avaient laissé des plaies ouvertes dans la bonne terre picarde de la vallée de l’Oise. Les terrains proches des usines et des points stratégiques de Chauny étaient truffés d’entonnoirs et de cratères, le sol bouleversé, saccagé, mis à nu.
Mais la nature, un instant contestée, ne tarde jamais à reprendre ses droits. Les sillons de ce sinistre labourage, ensemencés par les vents et les oiseaux, reverdirent rapidement. Les tourbillonnantes samares de frênes, fécondées par les pluies d’ouest, donnèrent naissance à des scions qui devinrent tiges puis baliveaux bientôt assaillis par les envahissantes clématites.
Les inondations du printemps, habituelles dans cette région, remplirent les cratères et des poissons opportunistes squattèrent ces nouvelles frayères.
C’est ainsi que, quelques années seulement après les dernières explosions, des trous d’à peine trois mètres de diamètre abritaient une population piscicole d’une incroyable densité. Alevins de chevesnes, d’ablettes, de gardons faisaient les délices des poissons-chats tapis contre le fond. De temps en temps, une large gueule jaunâtre, bordée de barbillons ondulants, venait brouiller la surface de l’eau avant de replonger vers les ténèbres abyssales. Nous en rêvions !
Mais comment les capturer sans ligne ni hameçon ? Car il nous était interdit de partir seuls à la pêche sans notre père que ce genre de prise n’intéressait pas du tout : des alevins ou des poissons-chats, pensez donc !
Il fallait donc absolument trouver un autre système que la pêche classique.
Draguer le fond à l’épuisette ? Pas possible : celle de papa était liée au fagot des cannes à pêche entreposé dans la buanderie, maman aurait tout de suite remarqué son absence. Fabriquer une nasse ? Nous avons essayé en ligaturant des tiges de saule à l’aide de ficelles et de fils de fer mais le résultat a bien fait rire les poissons. Assécher le trou en le vidant à l’aide d’un seau ? Sans avoir fait le calcul, nous sentions confusément que c’était un travail de romain et que nous n’en viendrions pas à bout.
Un voisin apporta sans le savoir un élément de solution en nous montrant des pierres de carbure récupérées dans les rejets d’une usine proche. Ces précieuses pierres, légères et friables, à forte odeur alliacée, possèdent la remarquable propriété de « mousser » au contact de l’eau. Craquer une allumette près de cette mousse déclenche de petites explosions accompagnées de superbes flammes pourprées qui semblent sortir de l’eau. Les usines, confrontées à de nombreuses pannes d’électricité, utilisaient la flamme jaune éblouissante des lampes à acétylène en guise d’éclairage de secours. Chaque jour, ces lampes étaient rechargées en carbure et les déchets tout simplement rejetés sur un tas à l’extérieur de l’usine. Dans ces tas de chaux malodorante, en fouillant à l’aide d’un bâton (car le produit déshydratait, brûlait et rongeait la peau) on trouvait toujours des petits morceaux de carbure non consumés.
D’abord, nous jouâmes à verser de l’eau sur ces pierres récupérées, puis à enflammer les bulles d’acétylène. C’était magique : plus on versait d’eau, plus les flammes grandissaient. Ce le fut moins quand, après avoir jeté une bonne dose de ce produit dans un puisard, je tardai à présenter l’allumette. Le gaz plus lourd que l’air s’était accumulé entre les parois étanches. Il explosa violemment, me rejetant la tête en arrière, grillant au passage mèche et sourcils.

       Mon frère, pêcheur invétéré, qui avait toujours en tête la capture des poissons-chats s’écria soudain :
— J’ai trouvé, on va pêcher à la grenade ! On va avoir tous les poissons d’un seul coup. Ils vont remonter le ventre en l’air et on n’aura qu’à les ramasser ! » Il m’expliqua son idée que je trouvai géniale.
Il fallut d’abord trouver des canettes, vous savez ces bouteilles qui se rebouchent hermétiquement à l’aide d’un cône de porcelaine cerclé de caoutchouc, mu par système de ressort à levier. Nous mîmes au point une technique fort simple : un tiers de sable au fond de la canette, un tiers d’eau par-dessus, deux ou trois pastilles de carbure, clic, vite fermer la bouteille et hop, la jeter prestement dans l’eau. Le poids de l’ensemble fit couler la « grenade » qui descendit lentement et disparut au fond du trou. La pression du gaz accumulé dans le tiers restant fit exploser le verre, l’eau bouillonna et une énorme bulle de gaz remonta à la surface. Mais de poissons : point !
— Il faut mettre moins de sable et plus de carbure, décidâmes-nous d’un commun accord. Nous mîmes triple dose ! Mais la canette prestement jetée dans la mare, après une brève disparition, remonta malicieusement à la surface et se mit à flotter de guingois sous nos yeux interloqués. Malheur...
— À plat ventre vite ! hurla mon frère.
Bienheureux réflexe des enfants de la guerre, nous plongeâmes au sol, mains protégeant la tête. L’explosion eut lieu, sèche et brisante, projetant de coupants éclats de verre dans tous les azimuts. La peur nous saisit alors et nous fuîmes honteusement, abandonnant sur place les bouteilles restantes, le sac de sable et la gamelle de carbure. Les parents nous trouvèrent bien une drôle de tête et une odeur bizarre ce soir-là, mais à la question « qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », notre réponse fut du plus grand classicisme : « Rien, m’man ! »

       Ayant appris -trop tardivement- à respecter la vie, même sous ses formes les plus insignifiantes, j’avoue avoir un peu honte de cet épisode. J’espère, rétrospectivement, que ce cratère était vide de poissons car ce type de pêche est abominable ! Pour un poisson susceptible de remonter à la surface, neuf meurent au fond de l’eau, gratuitement. La nature est suffisamment cruelle, n’en rajoutons pas.