De l’autre côté de la ville, vers la rue Jean-Jaurès, à l’endroit précis où se trouve maintenant une école primaire et les logements de fonction des instituteurs, des murs ruinés et des grillages aplatis enfermaient un terrain au milieu duquel dormait un petit étang. Cette eau calme et peu profonde abritait une intense vie aquatique. Nèpes, dytiques et argiromètres, larves de libellules, grenouilles et tritons cohabitaient dans une paix apparente à l’ombre de grands peupliers.
Je n’aimais ni les insectes d’eau, ni leurs larves à mandibules, mais la sympathique grenouille et les tritons m’attiraient en dépit de l’aspect terrible des mâles de cette dernière espèce. Accroupi au bord de la grande mare, les pieds sur l’épaisse tourbe de feuilles décomposées suintante d’humidité, je regardais évoluer les petits dragons aux vives couleurs avec leur crête ondulante, leurs petites pattes collées au corps et leur longue queue en lanière. Les femelles, sans crête, plus modestement parées, regardaient placidement ces prétentieux faire leur cour. Les instituteurs de l’école Jean Jaurès ne se doutent sûrement pas qu’il y a cinquante ans, on attrapait des tritons à la place du fauteuil de leur salon !
Ici et là, semblables à de petites anguilles, évoluaient les sangsues. Elles me dégoûtaient un peu avec leur aspect serpentin, leur texture inconsistante et leur faculté de se coller rapidement sur la peau nue mais, réputées utiles, je les admettais et les observais avec curiosité.
Le pharmacien de la rue de la République en possédait quelques-unes dans un grand bocal transparent. L’application de sangsues était recommandée par le corps médical pour décongestionner les gens trop « sanguins » ! Non, ce n’est pas une blague. On en a mis à mon grand-père, derrière les oreilles. Ce qui ne l’a pas empêché, quelque temps plus tard de faire une « attaque », comme on disait alors.
À l’aide d’une boîte de conserve vide, j’en capturai quelques-unes, des jaunâtres, des marron et des noires, les fis entrer dans une bouteille en verre blanc et les mirai au soleil. Elles se mirent à onduler en tous sens, un peu moins répugnantes que dans leur habitat naturel.
— Tu sais que le pharmacien les achète ? renseigna Jean-Claude.
— T’es sûr ? C’est ça qui serait chouette, on pourrait se faire des sous !
— Ben oui tiens ! On n’a qu’à lui porter !
Arrivés à la porte de la pharmacie, mon frère trouva un prétexte pour ne pas entrer dans l’officine.
— Va d’abord demander, je reste ici avec la bouteille.
Le pharmacien fut d’une commerçante amabilité.
— Et le jeune homme, qu’est-ce qu’il veut ?
— Vous achetez des sangsues, M’sieur ?
— Qui est-ce qui te fait croire çà ?
— Ben vous en avez, là, dans le bocal ! fis-je en désignant du doigt. Le pharmacien hocha un peu la tête, me donnant de l’espoir.
— Alors tu as des sangsues à vendre ?
— Oui M’sieur !
— Elles sont où ?
— Mon frère les a dans une bouteille, il attend dehors.
— C’est toi qui les a attrapées ?
— Ben oui.
— A quel endroit tu les as capturées ? fit-il en regardant mes sandalettes mouillées.
— Dans un étang, pas loin d’ici.
Le brave commerçant de santé tordit un peu le nez, hésita un instant avant de déclarer, très pédagogue.
— Qui est-ce qui t’as dit que je pouvais acheter des sangsues ?
— Mon frère.
— Tu diras à ton frère que ce n’est pas celles-là qu’on utilise. Tu sais, pour soigner les malades, on utilise une espèce spéciale, très propre. Vous allez vite rejeter les vôtres et vous laver soigneusement les mains.
Je sortis navré de l’officine et fis un geste d’impuissance à l’intention de mon frère qui attendait, plein d’espoir. Je n’ai jamais été doué pour le commerce.
— Il n’en veut pas ?
— Non, il dit que c’est pas des « comme çà » qu’il faut, qu’elles sont trop sales et qu’il faut qu’on se lave les mains.
— Mais on les a même pas touchées avec les mains !
« Ben oui, pensai-je, on n’a pas pu les salir. »
— Il les a même pas vues nos sangsues, il est bête ce pharmacien ! Tant pis pour lui, on lui aurait vendu pas cher. Allez viens.