Près de la place de l’hôtel de ville, un bout de clos abandonné non loin d’une maison sinistrée offrait à qui en voulait des lianes de clématite bien sèches qu’on pouvait facilement casser en tronçons d’une dizaine de centimètres. Naturellement percées d’un trou central, les tiges de ce végétal constituaient de parfaits ersatz de cigarettes qui tiraient presque comme des vraies.
Mais ce jour-là, nous n’avions pas de feu.
Des jeunes d’un autre quartier, assis en cercle dans la partie opposée du clos fumaient avec délectation. Je les sollicitai :
— Vz’avez des allumettes ?
— Ouais, une boîte toute neuve.
— Z’en passez une ou deux ?
— Non !
— Allez, sois pas vache.
— Si t’as des sous, j’te vends l’ paquet.
— Combien ?
— Deux francs ! (comprenez deux centimes de maintenant.)
— D’accord.
Je n’ai jamais su marchander non plus. L’argent, détourné de la dernière quête dominicale, changea de main ainsi que les allumettes.
— Ha Ha Ha ! J’t’ai bien eu, ça vaut vingt sous à la Rotonde !
— M’en fous, fis-je secrètement navré, maintenant on peut fumer et faire du feu !
— Et moi j’peux en racheter deux... ha ha ha !
Tout mon pécule était parti en allumettes. Elle fut donc délicieuse, cette première cigarette. Âcre, piquante, astringente, on en toussait de plaisir.
Sur le chemin de la maison, mon frère, soudain inquiet me stoppa du geste.
— Dis donc, maman va sentir qu’on a fumé...
— Tu crois ? On n’y peut rien de toute façon...
— Si ! Je sais ce qu’il faut faire. On va mâcher du lierre.
Maman trouva sans doute qu’on avait l’haleine un peu forte ce soir-là, mais elle dût mettre cela sur le compte d’une crise de foie collective car, au bord de la nausée, nous étions bien pâlichons.
Si vous avez des doutes sur la réelle efficacité du lierre pour masquer la mauvaise haleine, essayez-le, peut-être que vous n’en reviendrez pas !
Cette première expérience ayant été plutôt décevante, nous laissâmes les tiges de clématites au négociant en allumettes et à ses copains. Fumer de vraies cigarettes avec du tabac et du papier autour, ce devait être autre chose !
Alors, décidés à tenter une nouvelle expérience, nous avons récolté des feuilles d’armoise bien sèches dans un terrain vague voisin de la maison ; mais le papier-journal destiné à rouler ce substitut de tabac se prêta très mal à la réalisation espérée. Ou il ne collait pas et s’enflammait entièrement au contact de l’allumette ou alors, détrempé par la salive, il refusait de prendre ou encore, comprimant insuffisamment les brins d’armoise, ceux-ci se trouvaient aspirés à la première goulée, emplissant nos bouches de débris amers.
Le soir même, fermement décidés à parvenir à nos fins, nous avons soustrait quelques feuilles de papier à cigarette au cahier Riz la + de papa et bien observé sa technique. Poser la feuille de papier sur l’index et le majeur de la main gauche, doigts tournés vers le haut, étaler régulièrement le tabac tout au long de la feuille, rouler avec les pouces jusqu’à ce que la cigarette prenne forme, un coup de langue et hop, c’est dans la bouche !
Le lendemain, après le petit déjeuner, nous tînmes conseil.
— Il nous faut du vrai tabac, dis-je à mon frère, l’armoise c’est pas bon du tout.
— T’as raison, on n’a qu’à ramasser des mégots, il reste encore plein de bon tabac dedans.
C’était parfaitement vrai. Les filtres étant à peu près inexistants, c’est une portion de cigarette que les fumeurs jetaient.
— T’as raison, allons à la gare, il y en a plein par terre.
Nous arpentâmes les environs de la gare puis les rues de la ville pour faire moisson de mégots, heureux comme des rois quand nous en trouvions un de « milliardaire ». Nous les avons rassemblés, comptés, examinés, apprenant les marques avant de les « dépiauter ». Nous avons homogénéisé le tabac, mélangeant le blond et doux maryland au caporal fort et brun. Cependant, en dépit de toute notre application, nos premiers essais furent peu glorieux : le papier trop mince se déchirait, le tabac refusait de prendre forme, la gomme s’avérait être du mauvais côté au moment du collage mais, après quelques tentatives infructueuses, le résultat s’avéra globalement satisfaisant.
Certes, nos cigarettes étaient loin d’avoir le calibre et la rigidité de celles de la SEITA, mais nous pouvions désormais fumer notre propre production.
Qu’il était mauvais ce résidu de tabac, concentré de nicotine et de goudrons, bouillon de culture de tous les microbes buco-pulmonaires des fumeurs de la ville. Le petit déjeuner n’y résista pas ! Décidément, c’était dur de devenir un homme. Nous n’étions jamais satisfaits !
— Il faut qu’on en achète des vraies, décida Jean-Claude.
— T’as des sous ? Moi, j’ai acheté les allumettes alors...
— J’ai deux francs, comme toi avant...
— C’est pas assez pour acheter des Gauloises. On peut pas.
— Si ! J’ai une idée, écoute...
Et courageusement, il m’envoya chez le pharmacien aux sangsues. Je dois dire que, comme c’est lui qui finançait l’opération, c’était à moi de l’exécuter.
— Bonjour M’sieur.
— Bonjour mon jeune ami, qu’est-ce que tu veux aujourd’hui ?
— Je voudrais des cigarettes d’eucalyptus.
— C’est pas pour toi j’espère !
— Oh non, c’est pour mon père qu’a la bronchite.
— Ah bon, et combien il en veut ?
— Il m’a donné deux francs, combien on peut en avoir ?
— Heu, une dizaine...
— Alors, donnez-moi-z-en dix.
Le potard ouvrit une boîte, compta dix longues cigarettes à bout cartonné et mit le tout dans un petit sac en papier.
— Voilà, va vite les porter à ton père !
Je sortis triomphalement de la pharmacie en tapotant ma poche. Elles tiraient admirablement ces cigarettes d’eucalyptus, nous nous régalâmes, rejetant la fumée par les narines en jets bien calibrés, jouissant de l’entêtante odeur camphrée. Magnanimes, nous les fîmes goûter aux copains envieux. Je ne compris vraiment pas pourquoi ceux-ci firent la grimace et les trouvèrent « dégueulasses ». Pourtant, personne n'en fut malade !