Vers la fin des années quarante, la SNCF qui était en pointe pour les avancées sociales, disposait de centres de vacances pour les enfants de son personnel. Soucieux de nous occuper intelligemment, nos parents avaient demandé à bénéficier de deux places pour mon frère Jean-Claude et moi. Pas à la mer bien sûr, c’est bien trop dangereux, il y a des noyés tous les ans, dit le journal ! Pas à la montagne non plus car avec les ravins, les chutes de pierres, les crevasses et les avalanches on avait peu de chances d’en revenir ! Mais peut-être qu’un petit coin à la campagne, pas trop loin...
C’est ainsi que, l’année de mes neuf ans, en septembre (mon père n’avait pas pu nous obtenir le mois d’août), nous prîmes le train pour Montdidier, petite bourgade picarde de la Somme, patrie de Parmentier acclimateur de la pomme de terre et par là bienfaiteur de l’humanité.
Jusqu’à Compiègne, le trajet nous était familier car nous empruntions quelquefois cette même ligne quand nous allions voir la tante Jeanne à Courbevoie ; mais ensuite, après avoir changé de train, les noms des villages traversés nous faisaient mourir de rire. Rendez-vous compte : Estrées Saint-Denis, Moyenneville-Wacquemoulin, Ménévillers.
— La prochaine gare va s’appeler Morzy-Lenay, fit Jean-Claude hilare.
— C’est vrai ? demandai-je avec une pointe d’incrédulité.
Son expression sardonique autant que le sourire de ma mère douchèrent ma naïveté. Entrant dans le jeu, j’en rajoutai :
— Non, moi je crois qu’on va arriver à Prenzy-Sonsac !
Tricot... Domfront la Compassion... la réalité de la Picardie profonde rattrapait presque notre imagination.
« Montdidier, 30 secondes d’arrêt, en voiture pour Moreuil et Amiens ! » criait le chef de gare.
— On est arrivés. Vite, vite descendons.
« Fermez les portières, attention au départ ! »
Sur le quai, d’autres jeunes, étroitement contrôlés par leurs parents, attendaient, résignés. Une sourde angoisse me serrait le cœur. Nous nous mîmes en marche.
— La colonie n’est pas loin, dans dix minutes on y sera ! pronostiqua ma mère.
— M’man, je peux porter ma valise comme Jean-Claude ?
— Tiens, mais ne la cogne pas, ce n’est pas solide comme du cuir !
Nos valises prolétaires, contenant le trousseau pour un mois, étaient en carton bouilli. À l’intérieur, outre un change de slip et de maillot de corps, il y avait un chaud pull-over tricoté par notre mère avec la laine récupérée d’un chandail de papa, une autre culotte à jambes courtes, une chemisette, une paire de chaussettes, un capuchon et des espadrilles.
Plus nous avancions, plus j’étais inquiet. Pourtant, la route goudronnée avait fait place à un large et riant chemin empierré longé par un frais ruisseau bordé de frênes et de saules.
— Tu sais que dans un petit ruisseau comme ça il y a des gros brochets ? fit mon frère.
— Ah bon...
— Tiens, on arrive, tu vas voir comme c’est chouette. Il y a une piscine et un lac de canotage, un moulin, un terrain de foot, des parcours d’obstacles, une piste pour courir...
— Oui, oui, tu me l’as déjà dit...
— Ça ne va pas Daniel ? demanda ma mère.
— Si, si...
— Dans vos valises, vous avez chacun un paquet de biscuits.
— Chouette, merci m’man ! dit Jean-Claude.
— Ça ne te fait pas plaisir Daniel ?
— Si, si...
Je n’ai jamais aimé les gâteaux secs.
Les bâtiments en dur, récemment réhabilités, qui abritaient la colonie, avaient fort belle allure. Chaque niveau d’âge possédait son local propre : les tout-petits de sept et huit ans logeaient au « Nid », sous l’immense réfectoire avec vue sur les deux bassins aux poissons rouges. Les moyens de onze à treize ans habitaient le « Belvédère » vers les terrains de sport, non loin du moulin. Les grands, moins nombreux dormaient au « Mas » près de la piscine tandis que les petits dont je faisais partie n’avaient droit qu’aux bâtisses de briques rouges baptisées la « Palestre » et la « Boîte à musique ». Ces constructions, plus sévères, semblaient bien moins accueillantes.
Un peu plus loin que le portail d’entrée, vers le théâtre de verdure, le directeur, une liasse de papiers à la main, dispatchait les arrivants vers les points de rassemblement ou les attendaient les moniteurs. Mon frère, avec l’assurance d’un habitué des lieux (c’était son deuxième séjour) se dirigea vers l’endroit qui lui était dévolu.
— C’est la première fois que votre fils vient en colonie madame ? s’enquit le directeur, me désignant du menton.
— Son frère est déjà venu l’an dernier mais lui, c’est la première fois.
— Il a quel âge déjà ? Voyons son inscription... neuf ans. Bon, il logera à la Palestre là-bas avec le moniteur que vous voyez là.
Le bâtiment me sembla lugubre et le moniteur avait l’air bien sévère ! Mon cœur se serra un peu plus.
— Il est propre bien sûr, pas d’incontinence nocturne n’est-ce pas ? enchaîna le directeur.
— Non, non...
Pieux mensonge car quelquefois encore... Qu’allait-il m’arriver si par malheur... J’avais le cœur navré.
Ma mère m’entraîna vers le moniteur qu’on lui avait désigné et eut un bref conciliabule avec lui. Je n’entendais que des bribes.
« Quelquefois... un peu... essayez de voir si vous pouvez... il faut qu’il aille avant... »
Un petit billet changea discrètement de main.
— Daniel, viens me dire au revoir, il faut que j’aille reprendre le train maintenant.
Les larmes n’étaient pas loin, mais je sus les retenir. Un garçon, ça ne pleure pas. Je fis un baiser à ma mère mais aucun son ne sortit de ma gorge nouée.
Le moniteur nous rassembla et nous conduisit à la « Palestre ». Nous étions une douzaine dans le dortoir.
— Il faut apprendre à faire vos lits, et au carré ! Je vous montre une fois. On fait comme ça, voilà, voilà, et voilà. C’est vu ? C’est compris ? Bon, à vous. Mettez vos valises sous votre lit et vos affaires de toilette dans votre table de nuit. Si certains ont des bonbons ou des biscuits, ils me les remettent, on partagera plus tard entre tous. Et ne cachez rien, je le verrais ! On ne travaille pas à la SNCF, si on n’a pas de bons yeux ! Allez, au travail. Dans un quart d’heure, distribution des foulards. Nous, c’est les jaunes ! Ensuite on ira manger.
Ce communisme dictatorial me sembla terriblement injuste. Ces biscuits, même si je ne les aimais pas, m’appartenaient. À la rigueur, j’aurais accepté de partager avec un copain, mais une distribution aveugle, pas question ! Le paquet de petits-beurre resta au fond de ma valise. Cette résolution, prise dans le secret de ma conscience révoltée chassa l’angoisse qui me taraudait encore.
J’étalai la couverture de laine marron sur le sac de couchage en rude drap écru, bordai soigneusement les côtés, enroulai le polochon dans le surplus de drap de dessous. Fort de ma décision, j’en pris immédiatement une autre : je ne boirai plus rien le soir donc je ne pisserai plus au lit !
Ce fut très dur.
Pendant tout le mois que durèrent ces vacances, en dépit de la chaleur de l’été, de la déshydratation due aux multiples activités sportives quotidiennes, des brocs d’eau rougie de vin sur lesquels se jetaient les copains, et de la soif qui me tenaillait, Tantale volontaire, je tins bon, je ne bus pas une goutte lors des repas du soir.
Et je gagnai !
Le « pourboire » que ma mère avait discrètement glissé dans la main du moniteur fut vraiment de l’argent gaspillé !