Bien que cette colonie de vacances fût quelque peu gérée à l’imitation du service militaire : lits au carré, douches collectives, rassemblements, sport omniprésent, marche en rang, en chantant et quelquefois au pas, je ne garde pas un mauvais souvenir des vacances que j’y ai passées.
Pourtant, dès le premier matin, notre moniteur mit fermement les choses au point :
« Voilà, vous allez m’appeler chef, parce qu’en effet, je suis votre chef et vous devez m’obéir. Je veux que mon équipe soit la meilleure, la meilleure partout ! Tous les jours, lever à huit heures, sans traîner. Aussitôt, vous pliez votre couverture et votre sac à viande que vous posez au bout du lit et vous ramenez la tête du matelas par-dessus. On commence tout de suite, exécution ! »
Sac à viande ! Cette expression fit bien rire une bonne moitié de l’équipe qui l’entendait pour la première fois ; elle me dégoûta. J’avais une autre idée de mon corps.
« Bon, maintenant à la toilette ! Prenez votre gant, votre serviette, débarbouillez-vous la figure, et n’ayez pas peur de frotter ! »
La pièce où l’on se lavait avait l’odeur fadasse et nauséeuse des eaux usées mal évacuées. Elle était composée de deux parties séparées par les fils d’étendage sur lesquels nous accrochions les serviettes : d’un côté les douches que l’on utilisait deux fois par semaine et de l’autre le lavabo, sorte de grande auge en zinc qui desservait une douzaine de robinets. La pente du « lavoir », intelligemment calculée, permettait de voir passer lentement les diverses eaux usées des copains d’amont.
Je n’avais pas de gant de toilette. Chez nous, c’était un luxe inutile. Le coin de la serviette, mouillé et savonné, faisait aussi bien l’affaire. Luxe aussi la brosse à dent que certains colons frottaient fièrement sur la petite boîte ronde, pleine de savon dentifrice rose à la doucereuse senteur de bonbon anglais.
Après la toilette du matin, nous allions en rang jusqu’à l’immense réfectoire embaumant le café au lait (nous n’avions droit au chocolat que le dimanche matin !) Les murs de la salle à manger étaient magnifiquement décorés de fresques multicolores illustrant des chants populaires. Sous chaque dessin, un bandeau en forme d’écharpe ondulante rappelait les premières paroles de chaque chanson :
« Auprès de ma blonde qu’il fait bon fait bon fait bon... »
« Malborough s’en va en guerre mironton mironton mirontaine... »
« J’ai descendu dans mon jardin, pour y cueillir du romarin... »
Une allée centrale séparait les grandes tables rectangulaires associées par deux. Chaque équipe avait la sienne. Le moniteur prenait place en bout et remplissait un à un les bols métalliques : « faîtes passer sans renverser ! » La corbeille de pain tranché circulait de main en main, bousculée par d’affreux mal élevés se jetant sur les croûtons que, préférant le tendre au craquant, je leur laissais bien volontiers. Chacun enduisait soigneusement ses tartines en piochant dans l’assiette de confiture qui glissait de place en place. Peu à peu les esprits s’éveillaient, les bruits des conversations, les interpellations, les rires en crécelle déclenchés par la précision d’hypocrites boulettes de mie de pain finissaient par couvrir celui des couverts entrechoqués.
« Tout le monde a fini ? Faites passer les bols et les cuillères ! »
Lorsque le double empilement de vaisselle était satisfaisant, que les quignons restants étaient rassemblés dans la panière, le chef annonçait le programme de la matinée : « On va faire les lits puis promenade (ou bien football ou encore canotage). »
« Debout, allons-y. »
Il y avait effectivement un lac de canotage dans cette colonie modèle, ainsi qu’une flottille d’une quinzaine de canoës canadiens traditionnels en lattes de bois vernis. Chaque équipe pouvait en bénéficier une fois par semaine.
Mon premier vrai bateau ! Car je n’avais jamais navigué... J’en tremblais d’excitation.
Une fois dans l’embarcation, je donnais quelques vigoureux coups de pagaie qui m’éloignèrent du ponton. Bien sûr l’embarcation se mit à décrire un cercle car je ne possédais pas encore la technique de l’appel ni de l’écart qui permettent au champion d’aller droit en dépit de la simple pagaie. Rapidement pourtant, grâce à quelques hérétiques changements de bordée, mon esquif alla à peu près où je voulais l’emmener. C’est une étrange sensation de fraîcheur sous les pieds qui me tira de l’euphorie dans laquelle je baignais. Baissant la tête, je m’aperçus que mes sandalettes baignaient elles aussi. Au fond de l’embarcation, entre deux lattes disjointes, un petit geyser bouillonnait.
— Chef, chef, y a de l’eau dans mon canoë !
— C’est ta pagaie qui envoie des gouttes dedans, fais attention !
Si le chef le disait... On ne contrarie pas un chef, un chef a toujours raison.
Ce qui n’empêchait pas l’eau de monter et de dépasser le niveau de mes chevilles. Un coup d’œil anxieux sur la surface de l’étang ne me permit pas d’en apprécier la profondeur : l’eau est souvent opaque dans ces régions marécageuses de fond de vallée. L’angoisse me saisit : je ne savais pas encore nager ! Je me mis à ramer d’arrache-bras vers la rive la plus proche. Mes coups de pagaie beaucoup trop violents donnèrent du roulis à ce pauvre canoë déjà à moitié plein. L’eau s’engouffra par bâbord m’obligeant à porter le poids de mon corps sur tribord. Ce qui était programmé arriva. Inexorablement, avec de lentes oscillations, le canoë s’enfonça.
— Chef, je coule ! hurlai-je, debout dans mon esquif, tête dans les épaules, mains crispées sur la pagaie.
— Qu’est-ce qui t’arrive encore !
L’embarcation se posa en douceur sur le fond, mais tout mon buste émergeait, on avait pied !
— Mon canoë prenait l’eau, fis-je piteux et soulagé.
— Il fallait le dire, répliqua-t-il avec une parfaite mauvaise foi. Allez, regagne la rive, je m’occupe de ton bateau.
Ma carrière de navigateur avait mal commencé ! Ce qui ne m’a pas empêché, plus tard, de mettre d’autres cordes à mon arc de marin d’eau douce. La barque, le pédalo, le kayak, l’aviron, la voile et même la planche me permirent d’autres baignades mais ceci est une autre histoire.
À midi, on retournait au dortoir pour un bref coup de peigne et un lavage de mains, puis c’était la marche au pas et en chantant vers le lieu de rassemblement général près des deux bassins d’ornement. Le chef donnait le ton et la cadence :
« Gauche, gauche
Elle a les joues et le front hâlés...
Attention, une, deux
Et nous entamions le chant appris la veille :
Elle a les joues et le front hâlés,
Le ciel entier se mire en ses prunelles.
Elle a les cheveux couleur des blés,
Soleil et brise les ont fait boucler !
Va d’un bon pas, ne faiblis pas,
La route est ta meilleure amie mon gars.
Va d’un bon pas, ne faiblis pas,
C’est une amie comme il n’y en a pas !
Des bribes d’autres chants montaient des allées odorantes de buis qui convergeaient vers le réfectoire :
... ma poule n’a plus qu’vingt-huit poulets,
... ma poule n’a plus qu’vingt-huit poulets,
... elle en a eu tren-ente…
... allongeons la jam-ambe,
... allongeons la jambe la jambe car la route est lon-ongue...
... gauche, gauche, nous sommes les carabiniers,
... gauche, gauche, la sécurité des foyers...
... mais par un malheureux hasard,
...nous arrivons toujours en retard...
...dans la troupe, y a pas d’jambe de bois...
Les jambes avaient autant d’importance que dans l’armée !
Chaque équipe venait s’aligner face au réfectoire avec une précision digne d’un lendit de gymnastique.
Du haut des quelques marches d’accès au bâtiment, dominateur et tout puissant, le directeur de la colonie prit la parole :
« Il y a eu beaucoup trop de bruit et de chahut ce matin lors du petit déjeuner. On a ramassé une pleine pelle de boulettes de pain par terre. C’est inadmissible ! Je tiens à ce qu’on mange dans le calme. La nourriture n’est pas un jouet. Si cela se reproduit ce midi, je supprimerai le cinéma de cette semaine. Nous venons justement de recevoir un film de Charlot. bon entendeur salut !
Après la sieste, vous aurez un quart d’heure pour écrire à votre famille, c’est obligatoire. Maintenant, vos chefs vont vous faire entrer, dans le calme, les grands d’abord ! »
Le respect de l’autorité était grand chez les enfants d’ouvrier. Pendant au moins une journée aucun croûton ne fut lancé. D’ailleurs on mangeait plutôt bien pour une période d’après-guerre dans cette bonne colonie de vacances SNCF de Montdidier. Personne ne sera surpris je pense en apprenant que le plat qui revenait le plus souvent c’était... le hachis Parmentier !
Il y avait toujours quelque chose d’intéressant à supprimer pour faire respecter l’ordre : le cinéma, le quartier libre lors de la sortie en ville, le canotage, la piscine, mais jamais la sieste.
L’horrible sieste ! Rester allongé sur un lit pendant une heure au meilleur moment de la journée quand on bouillonne de vie et d’énergie... Et pas le droit de parler à son voisin, ni même de chuchoter, ni de se lever, ni de s’assoir, ni de lire sous peine de prolongation. Je connaissais par cœur les évolutions des mouches sur les vitres du dortoir, l’avancée du rayon de soleil sur le sol en ciment, toutes les irrégularités du plafond et même les manies et les tics des copains de chambrée qui se tripotaient les oreilles, le nez ou... le zizi.
Visible à travers la vitre supérieure de la fenêtre me faisant face, adossé à sa cabane mobile et appuyé sur sa houlette, un berger en chapeau noir surveillait un troupeau de moutons dans la chaleur du début d’après-midi. J’ai essayé de compter les brebis qui ondulaient dans le regain des chaumes, mais rien à faire, cela ne marchait pas. Il y en avait pourtant qui réussissaient à s’endormir, les bienheureux ! Alors, pour passer le temps, je m’entraînais à retenir ma respiration le plus longtemps possible en comptant d’approximatives secondes, tout content quand je réussissais à dépasser les cent avant d’exploser silencieusement.
Enfin, c’était la délivrance : « Debout tout le monde, prenez votre maillot de bain ! » ou « mettez vos espadrilles ! » criait le chef.
Le sport était au programme de chaque après-midi et cela m’enchantait. Quand il n’y avait pas piscine, il y avait grand jeu. Si le temps était à la pluie (c’était très rare !) nous allions au dépôt de matériel roulant désaffecté et réaménagé en gymnase avec cordes lisses et cordes à nœuds, perches fixes et oscillantes, anneaux, trapèzes et espaliers, plates-formes de saut en profondeur, poutres, sautoirs, panneaux de basket. Personne ne nous apprenait une quelconque façon de faire mais l’usage répétitif des engins, les essais non couronnés de succès et la surenchère devant les copains créaient la technique individuelle.
En fin de séjour, les responsables de la colonie faisaient passer des brevets sportifs qu’ils appelaient « Brevet Primaire d’Education Physique ». J’ai retrouvé celui de mes douze ans. Il n’était pas si facile à obtenir car il fallait satisfaire à neuf épreuves :
Courir cinquante mètres en moins de neuf secondes et trois cents mètres en moins d’une minute et cinq secondes.
Sauter au moins trois mètres vingt en longueur et quatre-vingt-quinze centimètres en hauteur (en ciseaux ou pieds joints.)
Grimper cinq mètres à la corde lisse.
Escalader un mur d’un mètre soixante-dix de haut.
Porter en courant un sac de sable de douze kilos sur trente mètres.
Franchir une poutre d’équilibre à un mètre du sol.
Réussir à toucher trois fois sur cinq une cible d’un mètre carré placée à treize mètres.
Ce fut mon premier diplôme.
Qui sait après tout si ces séjours à Montdidier ne furent pas à l’origine de ma vocation professionnelle !
J’aimais beaucoup les grands jeux de l’après-midi en particulier les jeux de piste surtout quand ils se terminaient dans le « bois de Tarzan » par d’homériques prises de foulards.
Une équipe, arbitrairement choisie (car jamais la mienne ne le fut), était dispensée de sieste et partait dans la campagne tracer la piste. Elle semait des indices sur sa route : flèches à la craie, brins de laine dans les basses branches des arbres, messages codés cachés sous des cairns de pierres, fausses directions qui nous faisaient perdre un temps précieux en nous obligeant à revenir à la dernière croisée de chemins. Un ultime message donnait les dernières instructions : glissez votre foulard dans votre ceinture en laissant pendre la moitié à l’extérieur, c’est votre « vie ». Si on vous le prend, vous êtes mort et ne pouvez plus jouer. Attention, on vous voit !
L’équipe adverse attendait en embuscade. Tous sens en éveil, le cœur battant, nous avancions avec les plus grandes précautions.
« Ils sont là ! » finissait par crier l’un des nôtres.
Avec des hurlements de sauvage, les adversaires démasqués fondaient sur nous, prouvant que le cri participe fortement à l’intimidation. Après un premier instant de panique, des tactiques s’élaboraient spontanément : se défendre par deux dos à dos, attirer l’attention d’un adversaire afin qu’un copain puisse venir lui chiper sa vie par surprise, attaquer à trois contre un, ressusciter les plus combatifs en leur offrant généreusement un foulard surnuméraire conquis de haute lutte. Le combat ne cessait qu’après victoire totale, quand le dernier des « autres », rouge, écorché, suant, essoufflé et las de fuir, cerné de toutes parts, se faisait prendre son foulard et sa vie en hurlant des insultes.
« Vous êtes des salauds, des pourris, des brutes ! À dix contre un, bande de lâches ! Et y en a plein qu’ont triché, qu’ont attaché leur vie qui pendait même pas, qui donnaient des coups ! C’est pas juste ! »
Très pédagogiquement les moniteurs, nos chefs, n’intervenaient qu’en toute dernière extrémité avant la confrontation générale. Les dernières menaces grommelées n’étaient pas souvent mises en application : « demain, à la piscine, tu vas boire la tasse » ou « t’auras ton lit en queue de vache ce soir mon cochon ».
En attendant l’heure du retour, d’autres activités naissaient spontanément, les uns édifiaient un barrage sur « Les Trois Don » à l’aide de pierres et de mottes d’herbe arrachées à la berge, d’autres construisaient une éphémère cabane de branchages, d’autres encore justifiaient le nom que nous avions donné à ce bois en se balançant aux fortes lianes de clématite qui escaladaient les arbres.
Trois coups de sifflet prolongés annonçaient le rassemblement et le retour à la colonie. Les dernières centaines de mètres se faisaient en cadence et en chanson :
Le loriot a neuf plumettes, le loriot a neuf plumettes,
qui vont comme le vent, les plumettes dorées,
qui vont comme le vent, les plumettes d’argent.
Le loriot a huit plumettes...
Le loriot avait généralement perdu toutes ses plumes à l’arrivée du groupe devant le réfectoire. L’équipe se formait en colonne par un et défilait devant les deux panières contenant pour la plus grande des tartines de pain sec et pour l’autre, la plus petite mais la plus surveillée, des barres de chocolat. Chacun avait droit à ses deux carreaux avant de se présenter devant les bouteillons offrant au choix un verre de lait ou un gobelet de « coco ». C’est ainsi que nous appelions la rafraîchissante antésite qui faisait toujours l’objet de mon choix et qui constituait, comme je l’ai dit précédemment, la dernière boisson de la journée que je m’autorisais.
Pourtant, nous n’en avions pas fini avec les activités physiques : il restait deux heures à occuper avant le dîner. J’aimais bien quand on nous proposait le parcours d’obstacles du colon ou il fallait courir, ramper, sauter, escalader mais la partie de ballon-prisonnier avait ma préférence, peut-être parce que j’étais presque toujours le dernier rescapé de mon équipe et bien souvent à l’origine de la victoire des jaunes, ce qui plaisait au chef.
Après le repas du soir, le programme était plus calme. On chantait à l’unisson, à deux voix ou en canon. On apprenait la chanson de marche du lendemain. Certains soirs on jouait à des jeux de société ou on lisait. Oui, vous avez bien lu, nous devions lire ! Il était obligatoire de sortir un livre de la bibliothèque pendant le séjour. Parfois le chef vérifiait qu’on n’avait pas fait semblant et nous demandait de raconter l’histoire. Mais il n’était pas besoin de beaucoup me pousser. C‘est ainsi que j’ai lu la Comtesse de Ségur, aimé Hector Malo (Sans famille, En famille, Romain Kalbris) et dévoré mon préféré de l’époque : le Captain W.E Jones. Comment ? Vous ne connaissez pas les aventures de Biggles, l’aviateur anglais ?