Au bout de la rue Hébert où nous habitions se trouve la voie de chemin de fer Paris-Berlin : toute la guerre est passée par là !
Rames pleines de soldats allemands ou de munitions allant renforcer le mur de l’Atlantique, convois de marchandises ou de déportés, trains de la relève, du S.T.O ou wagons pleins de G.I exubérants poursuivant l’ennemi défait, et lançant des friandises et des provisions aux enfants qui les acclamaient, j’ai vu tout cela.
Mais la guerre dont je me souviens surtout fut essentiellement aérienne. Les sirènes de la ville hurlaient souvent, précipitant toute la population vers caves et abris. Inutilement la plupart du temps d’ailleurs car, si Chauny occupé se trouvait sur la trajectoire privilégiée des avions alliés, la ville n’était pas systématiquement visée. Mais les usines chimiques, les ateliers de laminage et de tréfilerie, les voies de communication : canal, routes et chemin de fer constituaient autant de cibles potentielles qui nous faisaient redouter le pire chaque fois.
Quand nous devions nous mettre à l’abri, nous courions jusqu’à la ferme Betry, à deux cents mètres de la maison. Cette ferme possédait une solide cave voûtée qui était censée nous protéger des bombardements.
Un jour du printemps de l’année 1944, pour la première fois de ma jeune existence, j’eus peur, vraiment peur, viscéralement peur. C’était le jour de la grande toilette, un samedi probablement. J’étais tout nu, debout, les pieds dans une cuvette posée sur la table du séjour. Ma mère frottait avec énergie le bout d’une serviette de toilette gaufrée avec l’affreux savon de l’époque pour en tirer quelques bulles afin de me laver consciencieusement sous toutes les coutures.
Je n’aimais pas !
Non que la propreté me rebutât, mais je n’ai jamais pu rester immobile et passif, soumis au bon vouloir des autres : j’avais les essayages en horreur et la toilette venait immédiatement après dans l’échelle du désagréable.
Eh oui ! A cinq ans et demi ! Non, ce n’était pas par caprice puisque j’ai gardé plus de cinquante ans après la même phobie des essayages !
Bref, je subissais ma toilette quand les sirènes d’alarme de la ville se déclenchèrent.
— On va être bombardé ! Vite à la ferme, fit ma mère en m’enfilant à la hâte un blouson et des sandalettes. Jean-Claude, viens tout de suite !
— Oui m’man ! répondit mon frère aîné.
Tenant nos mains dans les siennes, elle voulut nous entraîner, mais rien à faire, je résistais de toutes mes jeunes forces, refusant de faire aller mes jambes.
— Mais viens Daniel, vite !
— Nan ! Je veux ma culotte !
— Je t’habillerai là-bas, allez viens vite, dit-elle en tirant de plus belle.
— Nan, je ne veux pas sortir tout nu.
On entendait déjà le sinistre grondement des forteresses volantes.
— Viens vite, ils vont bombarder !
— Nan ! Pas tout nu !
Elle dut s’exécuter.
Les bombardiers, assez hauts, nous survolèrent pendant que nous foncions à toute vitesse vers l’abri. J’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu, distinctement, à l’aplomb de nos têtes, plusieurs chapelets de points noirs sortant du ventre des avions. J’ai hurlé :
— M’man, je vois des bombes, elles tombent sur nous, elles sont juste au-dessus ! Vite, vite !
La panique totale, on ne courait plus, on volait !
Le bout de la rue Hébert... la rue Jean de la Fontaine... le portail de la ferme... les battants de la porte de la cave, nous y étions, hagards, essoufflés, morts de peur.
Crispé, paralysé, la tête dans les épaules, j’attendais l’inévitable fin du monde, la monstrueuse explosion qui allait m’anéantir, horrible moment dans la certitude de devoir mourir.
Elles eurent bien lieu ces explosions, mais lointaines et presque dérisoires par rapport au cataclysme que j’attendais. Stupéfait, soulagé mais encore incrédule, je balbutiai :
— Mais maman, les bombes, elles étaient juste au-dessus de nous !
— Oui, mais heureusement pour nous tous, les bombes, elles ne tombent pas droit, elles tombent en biais. Elles ont dû exploser plus loin que la gare, vers les usines.
Elles étaient tombées en effet non loin des voies ferrées, vers la gare de triage. Les usines métallurgiques du secteur ne subirent pas de dommages irréparables car la plupart des projectiles ratèrent leurs cibles, mais en revanche, quelques maisons du proche quartier du Clos Fleuri furent affreusement sinistrées.
Le date du débarquement allié approchant, les raids aériens se multipliaient dans la région. Lors de ce même printemps 1944, un wagon de munitions destinées probablement à alimenter les canons des blockhaus maritimes, fut touché par une bombe en gare de Chauny. Des obus éclatèrent, projetant des séries de têtes explosives qui partaient en sifflant pour sauter à leur tour.
— Vite, vite, aux promenades ! fit ma mère qui nous entraîna par la main, Jean-Claude et moi.
D’anciens fossés asséchés, bordés de bastions de terre levée, constituaient les promenades de Chauny. Des allées bordées de buis odorants, des arbres d’essences variées, des pelouses interdites, quelques parterres de pensées faisaient de ces promenades l’endroit le plus agréable de la ville.
Dans le bastion du Pissot, des abris avaient été creusés pour servir de refuge à la population la plus exposée. Ces abris, sortes de cavernes artificielles, étaient équipés de bancs alignés le long des parois et de couvertures destinées à se protéger de l’humidité suintant des murs de terre.
Nous passâmes le reste de la journée et une partie de la nuit assis dans un de ces refuges à guetter les explosions dans le lointain.
« Pourvu que la maison ne soit pas démolie... » murmurait ma mère.
Notre maison n’avait rien !
Mais les habitations proches de la gare portèrent longtemps les stigmates de ces explosions qui avaient éparpillé des roquettes, des cartouches et des obus intacts dans un rayon de plusieurs kilomètres.
Un soir de ce même printemps 1944, fait rarissime, mes parents pour une fois inactifs étaient sortis de la courette prolongeant la maison, porte ouverte sur la venelle reliant l’arrière des corons. L’air était doux et le soleil très bas sur l’horizon. Je jouais d’un rien comme savent si bien faire les enfants de famille pauvre. Ma mère s’écria soudain :
« Regardez, regarde en l’air Daniel... »
Merveille !
Le ciel était rempli d’étranges scintillements : de partout tombaient en spirale de bizarres serpentins argentés qui accrochaient les derniers rayons de lumière. L’un d’entre eux tomba dans la venelle, je courus m’en saisir.
— Qu’est-ce que c’est, p’pa ? On dirait du papier à chocolat !
— Les avions lancent ça pour brouiller la radio.
— Ah bon... C’est quoi la radio ?
— C’est... compliqué...
De sourdes et lointaines explosions troublèrent la sérénité du crépuscule.
— La D.C.A murmura mon père.
— C’est quoi la décéa ?
— Les Allemands tirent contre les avions avec des canons.
— Ah bon. Pourquoi ?
— Pour les empêcher de lancer des papiers d’étain.
— Pourquoi ? C’est joli le papier d’étain !
Difficile de comprendre la guerre à cinq ans…
Une lueur illumina un instant le ciel à l’opposé du soleil couchant.
— On dirait un éclair, dit mon père.
— Ce n’est pas possible, il n’y a pas de nuages, répondit maman.
— Alors c’est un avion anglais touché par la D.C.A allemande.
— Mon Dieu, le pilote est mort alors...
— Pas nécessairement, il a pu sauter en parachute.
— Je l’espère pour lui, murmura ma mère compatissante.
Le lendemain, avec mon frère, nous courûmes les rues et les champs voisins, faisant une moisson de ces inutiles et merveilleux papiers argentés (nous disions papiers dorés), jouets tombés du ciel, interlude poétique dans une guerre qui fut notre quotidien pendant cinq ans : soldats allemands marchant dans la ville, avions livrant combat dans le ciel, canons grondant dans le lointain, sirènes nous envoyant toutes affaires cessantes dans les abris, tout cela nous paraissait normal. Quand on ne connaît rien d’autre...