La rue Hébert.
       C’est mon second berceau, alors, que voulez-vous, je l’aime bien !
Et personne ne le comprend !
Car ceux qui la voient pour la première fois la trouvent sinistre avec ses deux enfilades de maisons rouges collées les unes aux autres, avec ses deux caniveaux où stagnent toujours quelques flaques d’eau croupie, noire et nauséabonde, et avec son orientation nord-sud qui l’ouvre à la bise aigrelette de Picardie.
Elle constituait, avec les autres rues du quartier, une sorte de cité populaire où logeaient les familles ouvrières, main d’œuvre à bon marché des usines locales.
C’est là que mes premiers souvenirs se sont forgés qu’ils soient agréables ou... douloureux !

       Dans les années quarante régnait en ce quartier une animation de bon aloi. Chaque jour proposait une distraction. Des tas de métiers différents s’épanouissaient et fructifiaient dans la rue. L’indispensable charbonnier d’abord, solide gaillard qui, habits luisants de crasse, tête mal protégée d’un capuchon improvisé en toile de jute, portait d’une épaule entraînée les sacs de cinquante kilos de charbon.
— Voilà madame ! Et le mois prochain, qu’est-ce qu’il vous faudra ? De la tête de moineau ?
— Non non, deux sacs de boulets et un fagot de bois s’il vous plaît.
L’homme sortait de sa poche un carnet froissé, mouillait du bout de la langue le crayon à encre qui lui faisait la bouche violette dans une face noire et griffonnait la commande.
— C’est bien noté !
Tout le monde se chauffait au charbon dans la région et, à la maison, notre cuisinière fonctionnait en toutes saisons. Ma mère n’avait pas d’autre moyen de cuisiner, à part un petit réchaud électrique à résistance nue dans son serpentin de terre réfractaire sur lequel elle réchauffait le café de la veille pour le petit déjeuner de mon père.
Le livreur de bière des Deux Cigognes faisait également partie des malabars. Il maniait avec aisance les lourdes cagettes de douze bouteilles, échangeait les vides contre des pleines dans un cliquetis de canettes entrechoquées. Il n’en déposait jamais devant chez nous. « Elle est trop chère sa bière ! » disait maman qui se fournissait au Familistère du coin.
Les petits métiers fleurissaient sur le pavé. Il y avait ceux qui vendaient leur savoir-faire contre quelques pièces : le rémouleur qui poussait sa charrette à bras devant lui avec sa meule de pierre blanche baignant à moitié dans un carter plein d’eau, sa grande roue d’entraînement mue par une pédale à bascule et sa lanière de cuir à affiler pendant au bras de son atelier.
« J’affûte les couteaux et les ciseaux, ho ho ho ! »
Pauvre de lui, nous n’avions jamais recours à ses services. Mon père, ajusteur de profession, se contentait de donner un coup de lime aux couteaux ébréchés avant d’en repasser le fil sur le nez de pierre des marches de la cour et ma mère « coupait » régulièrement le goulot d’une bouteille pour réaffûter ses ciseaux de couture.
Le réparateur de faïence et de porcelaine ne faisait pas non plus fortune avec nous car on ne cassait rien, et le rétameur n’avait pas plus de succès. En revanche, le « marchand » de peaux de lapin nous intéressait. Celui-ci ne prenait pas d’argent, au contraire il en donnait. Il arrivait sur son vélo à deux porte-bagages en sonnant dans sa trompe. Son cri traversait les murs et pénétrait dans les maisons.
« Peaux d’ lapin peaux ! » Ma mère m’envoyait dans la buanderie décrocher la dernière malheureuse dépouille de l’élevage familial. Je vidais la paille qui tendait la fourrure (une peau bien lisse avait plus de valeur) et courait la présenter au négociant qui l’estimait avec une moue dévalorisante. Ce n’était jamais du premier choix, mais il la prenait quand même pour nous faire plaisir !
L’aboyeur de rue passait régulièrement en agitant longuement sa cloche à manche de bois avant de s’arrêter au carrefour, déplier son message et crier son sempiternel « Avis à la population... » Il ne savait pas faire les liaisons et ânonnait péniblement son texte, butant sur les mots. Mais non, il ne bégayait pas !
À midi, toutes les sirènes d’usine se mettaient à hurler et les nombreux ouvriers de la dangereuse usine chimique (on racontait qu’un homme était tombé dans une cuve d’acide et que l’on n’avait retrouvé qu’une dent et son alliance en or) revenaient du travail sur leurs bicyclettes à guidon haut. Suivaient le menuisier, habile en dépit de ses doigts coupés, le soudeur assoiffé par son alchimie, le peintre en bâtiment sifflotant comme dans la chanson, le maçon couvert de poussière grise. Alors les dames, qui papotaient sur le seuil de leur maison, rentraient servir le repas de la maisonnée. Mon père, lui, ne rentrait pas le midi. Travaillant trop loin pour une trop courte pause, il mangeait sur place dans une gamelle le même repas que la veille au soir. Femmes au foyer, presque toutes mères d’au moins trois enfants, ces dames étaient bien occupées à torcher, moucher, torgnoler les gosses, faire les courses, la lessive au baquet, le raccommodage et la cuisine, mais cela n’empêchait pas la communication. Je revois encore la plantureuse mère Gantelet qui, ayant subi l’ablation des ovaires - opération rare à cette époque - jupe relevée à deux mains, faisait constater sa cicatrice à qui voulait la voir. Il va sans dire que les gamins de la rue, d’un peu trop loin hélas, n’en perdaient pas une miette. Et la « rousse » qui vivait en permanence sur le pas de sa porte et qui, auréolée de sa réputation de dévoreuse d’hommes, inquiétait toutes les honnêtes femmes alentour.
« Emile, arrête de regarder par la fenêtre ! »
« Emile, tu as fini de regarder la rousse ! »
Notre mère n’échappait pas à la psychose collective.
C’était un peuple vrai, actif, humain, naturel qui vivait là dans une ambiance d’un autre temps. Elle a bien tenu jusqu’au début des années cinquante cette atmosphère, elle a survécu jusqu’en 1960 mais a ensuite succombé devant l’envahissante télévision et la multiplication des voitures.
La rue est devenue triste et froide mais elle vit encore dans ma tête et dans mon cœur. Vous comprenez pourquoi je vois cet endroit avec d’autres yeux ?