En écoutant les conversations de mes parents, j’avais appris qu’un obus n’explose que lorsque sa pointe touche un obstacle. Je n’ignorais pas non plus qu’il est nécessaire de percuter l’amorce d’une cartouche pour que l’explosion ait lieu et que la balle parte. Les enfants de mon époque savaient s’amuser de peu de chose : les cartouches retrouvées intactes, et en grand nombre, constituaient une aubaine.
Pour se procurer de la poudre, il fallait coincer la balle dans le bâti d’une porte et faire levier sur la douille. Cela nous procurait de délicieux frissons accentués par la surenchère verbale à laquelle nous nous livrions.
— Doucement, doucement, ça peut exploser !
— Oui, il paraît que quelqu’un s’est blessé avec une balle.
— Il y a même eu un mort l’autre jour !
Les paillettes de poudre argentée faisaient de merveilleuses lignes d’artifice qui brûlaient en chuintant avec une enivrante odeur de danger. Mais c’étaient les amorces, petites pastilles explosives en métal cuivré situées au culot des cartouches qui excitaient le plus nos imaginations. Nous disposions là d’extraordinaires pétards à bon marché.
Certains coinçaient la douille verticalement entre deux grosses pierres et percutaient l’amorce avec un clou de charpentier frappé par un caillou. Cette technique, efficace mais fruste, ne nous agréait guère. On pouvait faire beaucoup plus raffiné avec un morceau de fil de fer, un bout de ficelle à lier les bottes de paille et un peu de terre glaise.
Après avoir desserti la balle, il fallait boucher la douille pleine de poudre avec un peu de terre jaunâtre, malléable comme de la pâte à modeler qui abonde à faible profondeur dans cette région humide. Tordre et retordre un fil de clôture isolait vite les trente centimètres indispensables. Quelques tours de ce fil de fer pour maintenir la douille, d’autres spires bien serrées à l’autre extrémité de ce fil pour fixer la balle, façonner ensuite l’ensemble de telle sorte que la pointe de la balle soit au contact de l’amorce, ligoter enfin la douille avec le bout de chanvre et il ne restait plus qu’à expédier le tout dans les airs par un mouvement de fronde.
C’est le poids de la balle et la résistance de la ficelle qui faisaient que l’ensemble retombait bien verticalement. Au contact du sol, la pointe percutait l’amorce qui faisait son office, déclenchant l’explosion... et nos cris de victoire !
Dans les terrains vagues créés par la guerre, nous trouvions quelquefois des macaronis. Oh, il ne s’agissait pas de la denrée alimentaire qui hélas faisait bien défaut en cette époque de restrictions et de tickets alimentaires, mais de petits tuyaux d’une trentaine de centimètres de long, faits de la poudre explosive moulée qui remplissaient les grosses douilles d’obus.
Quelle joie quand l’un de nous faisait une telle trouvaille !
Bien sûr, il fallait d'abord trouver des allumettes, mais c’était bien facile ! Elles étaient vendues par paquets de cinq cents, alors en distraire quelques-unes de la réserve familiale passait toujours inaperçu. Ces allumettes prenaient feu d’un simple frottement sur une pierre et brûlaient ensuite avec une petite flamme bleutée et une suffocante odeur de gaz soufré.
Le jeu consistait à tenir le macaroni de poudre agglomérée sous la semelle de la galoche et à lui présenter l’allumette préalablement frottée sur la surface rugueuse d’une brique. Au premier contact avec la flamme, le tube de poudre étincelait, vibrait sous le pied puis, par réaction s’échappait en zigzaguant, bondissait, plongeait, virait, fusait, poursuivait l’un, attaquait l’autre, laissant derrière lui un sillage d’âcre fumée bleutée.
Que d’émotions, quelles délicieuses frayeurs quand le tube incandescent fonçait sur nous avec détermination, nous obligeant à improviser des esquives : écart des jambes, pied levé, saut groupé, pas de côté.
Étrange ballet des garnements d’une époque révolue…
Les obus non explosés abondaient. Les démineurs et les artificiers, surchargés de travail, tardaient à les enlever.
L’un d’entre eux est resté plusieurs jours dans le caniveau de la rue Jean-Jacques Rousseau, près de la voie ferrée : ventre marron, ogive explosive argentée, superbe et terrifiant.
C’est notre copain Jeannot qui de loin lui a jeté la première pierre, ratant la cible ! Mais mon frère et moi étions plus adroits ! Plusieurs fois nous avons touché d’un caillou précis le corps ventru de l’obus !
Non, pas l’ogive... Pourquoi cette question ?
Sur le glacis séparant notre rue de la voie ferrée, il nous arrivait de faire un feu de vieux morceaux de bois sortis des décombres. Le feu est magique quand on a une âme d’enfant ! Avec les copains, assis en rond autour du brasier, nous inventions des histoires « vraies », disions avec délectation du mal des filles, faisions des projets de chapardage ou élaborions la stratégie d’une guerre contre les voyous d’un autre quartier de la ville...
C’est un grand facétieux de la bande qui a tiré la première cartouche intacte en la lançant dans le feu et en hurlant avec jubilation : « à plat ventre tout le monde, ça va sauter ! »
Ça a explosé ! Ça a projeté des étincelles ! Ça a sifflé à nos oreilles ! Mais on a continué, on a recommencé, morts de peur et fiers de ne pas le montrer.
Je souhaite de tout cœur que ces balles perdues l’aient été pour tout le monde. En tout cas, jamais personne ne fut blessé dans notre bande d’enfants de la guerre.