Le maréchal ferrant.
       Non loin de chez nous, dans la rue Jean-Jacques Rousseau, face à la voie ferrée, se trouvait la grande maison et l’atelier d’un artisan dont l’enseigne en fer ouvragé indiquait : « Maréchal ferrant - Charron A. Lavigne ». Il se passait là des choses extraordinaires.
Aussi, quand j’entendais le « clip-clop » sonore des lourds chevaux ardennais martelant le cailloutis de la rue, je courais jusqu’à l’atelier au portail ouvert à deux battants pour assister au ferrage : étrange et merveilleux spectacle d’une époque finissante.
L’animal, trépignant de peur, était conduit à grand renfort de jurons par son paysan de maître dans le « travail » où sangles et cordages le tenaient immobilisé. Le maréchal-ferrant, collé contre le flanc de l’énorme bête, lui saisissait une jambe, la pliait vers l’arrière en la calant contre son tablier de cuir noirci et, prestement, de deux tours de lanière, la maintenait en bonne position. Alors, les instruments de torture posés sur le proche établi entraient en action. Les pinces redressaient les clous forgés recourbés sur le dessus du sabot. Un coup de marteau sur chaque pointe, un autre sur le burin glissé entre le fer et la corne, quelques allers et retours de tenaille et cling, le vieux fer, brillant d’usure, tombait en sonnant sur la pierraille du sol.
Ensuite, le tranchet grattait les débris de terre et de crottin adhérant à la corne puis coupait les irrégularités du sabot. Le maréchal-ferrant positionnait avec soin le fer neuf, taillait et raclait l’ongle de la bête, puis, relevant sa casquette, il se frottait pensivement la nuque devant la jambe toujours maintenue pliée du cheval.
Il se dirigeait ensuite vers la forge de ferrage protégée par un toit en avancée, collé contre le mur de la maison. Visage noir des émanations du charbon, tablier luisant de crasse reflétant les lueurs du brasier, armé de sa longue pince, c’est Vulcain en personne qui faisait rougir le fer avant de le marteler sur l’enclume.
Venait alors la torture, affreuse, inhumaine, qui me faisait frémir d’horreur : le fer encore rouge était appliqué sous le pied de l’animal dans une horrible fumée nauséabonde. Prestement, ce terrible voisin plongeait le fer dans une cuve peine d’eau qui sifflait de la vapeur s'ajoutant à la fumée de corne brûlée.
Le fer remis en place, le bourreau enfonçait alors de nouveaux clous à grands coups de marteau puis de quelques pichenettes de la panne de son outil, il recourbait les pointes dépassant de l’ongle du cheval avant d’ébarber au tranchet la corne brûlée. Un geste bref et l’entrave tombait, libérant le pied de l’animal martyrisé. « A l’autre patte maintenant » bougonnait l’homme. Et le terrible spectacle recommençait !

       L’atelier de charronnage se trouvait de l’autre côté de la maison. Là, par la magie des mains de l’artisan, les scies coupaient, les planes raclaient, les rabots lissaient et le bois de frêne vivant se transformait : les pièces se collaient, se mariaient, s’emboîtaient pour former ridelles et planchers, timons, roues et brancards des charrettes dont les chevaux venaient prendre possession.
Ce qui me fascinait le plus, c’était la fabrication des roues : tenonnage des rayons dans les mortaises du moyeu, assemblage des pièces de bois recourbées et façonnées qui, en se juxtaposant, formaient le cercle de la grande roue. Comme cela semblait facile de bien travailler ! Chaque geste arrivait à point nommé, précis, économe, évident.
Entre la maison et le jardin, près de l’atelier se trouvait la fosse de cerclage : un bassin d’un mètre sur trois, profond de deux mètres au moins et plein d’une eau d’un vert noirâtre sur laquelle flottaient toujours de petits morceaux de bois brûlés.
C’était un grand spectacle quand le charron et son aide adaptaient à grands coups de massettes le cercle de fer rougi à la roue posée à plat sur un bâti. Le bois fumait puis s’enflammait. Alors le patron devenait fébrile, il invectivait son commis, cognait à coups redoublés sur le fer malléable. Puis, sur un signe du charron, l’apprenti relevait la roue dans le moyeu de laquelle il glissait un axe. Ils soulevaient alors rapidement cette roue pour la plonger dans la fosse où l’eau s’évaporait en chuintant au contact du métal surchauffé, soudant le fer rétréci au bois comprimé.

       Le maréchal-ferrant avait une fille de mon âge : Claudine. Je la trouvais plutôt jolie puisqu’elle n’avait que peu de taches de rousseur. Et puis elle s’habillait de rouge avec un ruban assorti dans les cheveux ! J’allais quelquefois jouer avec elle. Mon grand frère m’accompagnait volontiers, surtout à l’époque des poires que nous cueillions vertes sur les arbres de son jardin.
Nous avions trouvé ce jour-là un jeu original. Il consistait à lancer verticalement avec force un vieux manche à balai dans l’eau du bassin de refroidissement. Archimède étant sûrement passé par là, le bâton resurgissait avec une égale violence, allant jusqu’à sortir complètement de l’eau avant de se coucher. Chacun son tour, nous récupérions le bout de bois et un concours de hauteur s’organisa spontanément.
Je ne me souviens plus qui gagna la compétition, mais je sais bien qui la perdit ! C’est au quatrième ou cinquième essai que, tentant de récupérer ce fichu manche à balai, je trébuchai et plongeai tête première dans l’eau glauque.
Plus petit qu’une roue de charrette, je n’avais pas pied, et bien entendu ne savais pas nager ! Mes yeux étaient restés ouverts car quand j’y repense, outre la sensation de froid sur tout le corps, je revois le vert foncé de l’eau. Je me suis senti perdu, j’allais me noyer, j’étais sûr que j’allais mourir quand soudain, merci Archimède, le soleil m’aveugla et mes bras agrippèrent le bord de la fosse. Mon frère m’aida à sortir, toussant et suffocant, livide et abasourdi. La mère Lavigne, attirée par les cris de sa fille, arriva.
— Viens vite ! fit-elle en m’entraînant vers la villa, suivis de Claudine et de Jean-Claude...
— Déshabille-toi ! — Non, non... murmurai-je en regardant sa fille.
Elle dut comprendre car elle lui ordonna d’aller chercher des habits dans sa chambre.
Et c’est vêtu d’une robe de vichy rouge et blanc que je fis un trajet remarqué jusqu’à notre maison où je fus accueilli par un énorme éclat de rire ! Mes parents qui, avant ma naissance, avaient souhaité avoir une fille étaient servis cette fois !
La peur rétrospective ne leur vint qu’après quand ils surent l'histoire. Quant à moi, j’en fus quitte pour une bonne « tasse » d’eau croupie, la très grande honte d’avoir été vu habillé en fille et, bien sûr, un inévitable sermon !