Au coin de la rue Hébert, vers la voie ferrée, un mur de briques rouges d’une hauteur de deux mètres clôturait la propriété de monsieur Lavigne, le maréchal-ferrant.
Contre ce mur, sur l’espèce de trottoir en terre qui bordait la chaussée se trouvaient un jour entreposées des billes de bois : grumes de peuplier attendant le bon vouloir du scieur. C’est qu’après la guerre il fallait reconstruire, et le bois de charpente, hâtivement coupé était entreposé n’importe où.
Ces troncs nous ont, pendant plusieurs semaines, servi de poutres d’équilibre, de refuge quand nous jouions à « chat perché », de cachette, de fortin dans les petites batailles de quartier. Grossièrement empilés, ils présentaient néanmoins et fort heureusement une bonne stabilité. L’un d’entre eux, le plus gros, dépassait les autres de plusieurs mètres, c’est sur celui-ci que, à l’aide d’une planche, nous confectionnâmes une balançoire.
Un grand coup de talon pour monter, une grande secousse à l’atterrissage !
— Jean-Claude, avance-toi un peu plus sur la planche, tu es trop lourd ! dis-je à mon frère.
— Alors à deux contre un, Jeannot, monte avec Daniel... Avancez-vous tous les deux, je ne peux plus redescendre !
— Attendez, je monte debout au milieu, je vais vous faire balancer...
Nous avions parfaitement assimilé la théorie des leviers !
— Si on jouait au lance-pierres ! fit mon frère.
— Mais on n’a pas nos lance-pige ici, répondit Jeannot.
— Non, t’as pas compris, c’est un nouveau jeu...
— Ben explique !
— C’est bien simple, on fait pencher la balançoire d’un côté et on pose une pierre sur le bout d’en bas, puis on saute à pieds joints sur l’autre côté de la planche. Regardez, comme ça !
Et en effet, sous l’impact des pieds de mon frère, la planche bascula violemment et le caillou fut catapulté dans les airs. Alors, bien entendu, ce fut la surenchère. Ce fut à qui propulserait le plus loin, le plus haut. Puis, un caillou ne suffisant plus à notre plaisir, nous en mîmes deux, puis trois, puis cinq. Ensuite on varia les projectiles. Le bâton nous déçut par sa trajectoire trop molle mais la boîte de conserve pleine de l’eau puisée dans les mares des caniveaux malodorants nous fit mourir de rire : on savait faire pleuvoir en plein soleil !
C’est au moment où, lassé de ce jeu, mon attention fit attirée par autre chose que je pris la plus formidable claque de ma vie. Mon frère ayant fait un dernier bond catapulteur, la planche, brutalement remontée, vint me frapper avec une extrême violence sous le menton. Mes dents claquèrent et ma lèvre inférieure vint exploser contre les incisives du haut que j’avais déjà fort développées.
C’est bien vrai que dans ce cas on voit trente-six chandelles ! Et j’ajouterai une comète, quelques étoiles et bon nombre de soleils ! Quand un héros de B.D se réveille après un coup sur la tête, l’auteur lui fait dire « Où suis-je ? », je vous assure que c’est exactement la question qu’on se pose dans ce cas.
Le mur contre lequel les grumes se trouvaient appuyées défendait le jardin, les fraises et les poires du père Lavigne contre les maraudeurs de notre espèce. Pour plus de sécurité encore, ce brave homme avait fait sceller au ciment des tessons de bouteilles sur la margelle de ce mur.
Prévoyants, nous profitâmes de l’élévation que nous donnaient les billes de bois pour araser soigneusement à coups de cailloux ces monstrueux bouts de verre, juste en face du poirier le plus prolifique.
C’est ainsi que, quelque temps après, les grumes ayant été emportées par le scieur, nous pûmes cependant, en sautant et en nous agrippant à la margelle nettoyée, nous servir quotidiennement en délicieux fruits verts au prix bien sûr de quelques éraflures à la paume des mains.
L’habitude de l’impunité fit que notre vigilance se relâcha. Un matin, assis dans l’herbe qui avait repoussé à la place des troncs d’arbres enlevés, alors que nous croquions avec appétit nos succulentes poires vertes, je vis, interloqué, mon frère et nos deux copains du jour bondir sur leurs pieds et s’enfuir à toutes jambes. Par réflexe, je me levai pour les imiter, mais trop tard ! Il était là !
Le père Lavigne !
Bouche pleine, trognon de poire à la main, impossible de nier ! Je reçus sur l’oreille droite une gifle qui compte dans la vie d’un « galvaudeux ».
Croyez-moi, un maréchal-ferrant, ça possède une sacrée force dans les bras !
Certes, chaparder ses fruits lui causait préjudice à cet homme mais que dire de celui qu’il m’a fait lui, si grand, si fort et si riche. Mes parents, inquiets des douleurs à l’oreille que j’eus par la suite m’extorquèrent la vérité, mais ils n’osèrent jamais porter plainte contre lui. Il est probablement mort maintenant, paix à son âme, et fasse le ciel que mon oreille arrête de siffler !
Triste coin de rue n’est-ce pas ?
Mais non, pas vraiment !
Car à quelques pas de là, de l’autre côté de la chaussée, quelques mètres carrés de terrain vague compensent en moi le souvenir de ces deux formidables claques. En ce lieu négligé, sur les monticules de terre et de gravats avaient poussé plusieurs pieds de fausse rhubarbe, la teigneuse bardane. Cette plante à l’odeur âcre et pénétrante avait un double intérêt. Ses « tignons », qui se soudaient miraculeusement les uns aux autres par simple juxtaposition, permettaient la confection de moelleux tapis végétaux en camaïeu de bleus, de verts et de mauve, mes premiers et éphémères tableaux. Mais surtout, ils constituaient d’affreux - quoique inoffensifs - projectiles détestés des filles par leur faculté de s’accrocher partout et en particulier dans les cheveux.
Toutes les copines du quartier y ont eu droit. Et aussi, je dois bien le reconnaître, quelques braves passantes qui n’avaient pas, fort heureusement, les jambes à la hauteur de leur colère !
C’est là aussi que nous jouions à divers jeux de billes (en terre car les agates étaient hors de prix) : au « Serpent » que la bille poussée d’une chiquenaude devait suivre sans sortir ; à la « Métropole » où quatre petits trous dans la terre représentaient les grandes villes à gagner avant d’essayer de conquérir Paris, le trou central ; à la « Ligne », où le plus près du trait gagnait la bille de l’autre.
C’est là aussi que, seul parfois, je me suis laissé pénétrer par la douce chaleur du soleil de mars, frissonnant de bien-être à l’abri des rafales du vent printanier.
« Daniel, il faut mettre quelque chose sur ta tête si tu sors, le soleil de mars rend fou ! » affirmait ma mère, pensant sans doute à d’autres choses. Il est vrai que ce soleil a des vertus particulières, tous ceux qui naissent aux alentours de Noël en sont la preuve !