Zozotte et Rolande habitaient, de l’autre côté de la rue.
Filles du Nord, elles avaient les yeux clairs, les cheveux filasse et du brun de Judas sur le nez. Elles avaient le même âge que nous et furent nos camarades de jeu quand aucun copain ne se présentait. Nous les trouvions un peu nunuches car elles refusaient de tendre des fils de fer en travers de la rue pour arrêter les cyclistes, n’acceptaient pas de tirer les sonnettes des braves gens de la rue et ne volaient pas les poires du maréchal-ferrant (mais en mangeaient volontiers quand on leur en offrait).
Elles aimaient nous attirer chez elles quand leurs parents n’y étaient pas. Faute de mieux, on acceptait.
Les devinettes constituaient leur jeu favori. Elles adoraient faire les questions et les réponses :
— Qu’est-ce qu’on lance en l’air blanc et qui retombe jaune ?
— ...
— ...
— Un œuf parce que quand il retombe, il se casse !
— Et si c’est un œuf jaune ?
— Vous êtes bêtes ! Qu’est-ce qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ?
— ... ...
— C’est l’homme !
— Pourquoi ?
— Quand il est petit, il marche à quatre pattes, ensuite sur deux pieds et quand il est vieux, il prend une canne !
— C’est idiot, il ne fait pas cela dans une journée !
— Mais si, la journée, ça veut dire la vie...
— Alors tu n’avais qu’à dire la vie directement, on aurait deviné !
— C’est mieux quand il faut chercher. Allez, une autre, qu’est-ce qui n’est jamais cuit ?
— Pfuff, on sait pas...
— Le mensonge car il est toujours cru.
— Ah, c’est malin ! Bon, on joue à autre chose ?
— D’accord, allez, on joue au docteur. On va d’abord vous prendre la température. Rolande, va chercher des thermomètres.
— Hein ? On n’en a pas...
— Si ! Et Zozotte chuchota à l’oreille de sa sœur.
Rolande s’en fut et revint avec... des aiguilles à tricoter.
— Voilà, prenez votre fièvre !
— Pour de vrai ?
— Ben oui !
— Il faut se mettre l’aiguille à tricoter dans le ... ?
— Ben tiens !
— Et c’est toi qui nous le fais ?
— Ça va pas ! Allez, dépêchez-vous ! Pour pouvoir vous soigner, il faut d’abord savoir ce que vous avez.
En écartant le tissu de la jambe de ma culotte courte, je pus mener à bien l’opération, mais mon frère préféra ses aises et tout baisser, faisant rougir et pouffer les deux docteurs.
— Vous prenez vraiment ? fit Zozotte mi-incrédule.
— Bien sûr, tiens, ça y est !
Zozotte prit les aiguilles de nos mains et fit semblant de lire, avec un air de dégoût bien compréhensible. Le diagnostic tomba :
— Bon, toi tu as la tuberculose et toi, tu as la grippe.
— Non, la grippe c’est pas assez grave, intervint Rolande, il a la jaunisse.
— La jaunisse, la rougeole ou la verdasse, c’est pas grave ! se moqua mon frère.
— Alors c’est la scarlatine. On va vous donner des médicaments.
Elles disparurent dans la cuisine pour bientôt nous apporter à chacun un verre rempli d’une mixture épaisse et blanchâtre.
— Boivez, ça va vous guérir !
— C’est quoi ?
— C’est le médicament !
Se « dégonfler » devant des filles étant hors de question, avec une grimace nous avons bu !
Qu’y avait-il dans ces verres ? En vérité je n’en sais rien. Du lait, c’est sûr car n’ayant jamais aimé ça, je savais le reconnaître. Mais ensuite... Elles ont dû récupérer divers reliefs dans le garde-manger qui tenait lieu de réfrigérateur et mélanger le tout avec une perfide jubilation.
— Ça y est, on est guéri. Maintenant, c’est nous les docteurs, déshabillez-vous.
— Hein ? Pourquoi ?
— Pour vous ausculter tiens !
— Qu’est-ce qu’on doit enlever ? demanda Zozotte.
— Ta robe d’abord ! fis-je avec un secret espoir.
Zozotte croisa les bras devant elle, prit le bas de sa robe et commença à lever son vêtement.
— Arrête ! T’es pas folle ! Si maman arrive et te voit, on va recevoir une fessée ! intervint Rolande, sinistre rabat-joie.
— Ah non ! Vous n’avez pas le droit de dire non ! Nous on s’est laissé faire !
— Vous êtes des cochons, vous voulez nous voir toute nues !
— On est les docteurs, on a le droit !
— Oui ben non ! C’est pas du jeu, on joue à autre chose.
— Alors vous jouez toutes seules, nous on n’aime pas les tricheuses ! Allez viens Daniel !
Nous partîmes, fiers comme des petits coqs, mais en vérité secrètement navrés de n’être pas parvenus à nos fins.