RETOUR DE FEU

1 Jour de déprime
 La vaisselle sale du triste repas de midi trainait encore sur l’évier. Avachi dans le fauteuil de cuir éraflé de griffures de chat face à l’écran du téléviseur qu’il ne regardait pas, tête baissée, poitrine creusée, indifférent au monde qui l’entourait, Yannick Lefevre revivait encore et toujours le drame qui l’avait conduit à la solitude forcée.
 Un an qu’Agnès son épouse tendrement aimée était partie, emportée par le crabe. C’est dur de mourir au printemps, dit la chanson, c’est dur de mourir tout court ! Et c’est dur aussi pour ceux qui restent, la mort dans l’âme, à ressasser l’injustice, à se demander pourquoi, pourquoi elle et pas moi. Elle était plus jeune que lui de deux années : soixante-cinq ans. Elle faisait attention à tout, son hygiène de vie, son régime alimentaire, sa forme physique, mais cela n’avait pas suffi. La bête insidieuse s’était glissée dans ses entrailles. Quand la maladie avait été diagnostiquée, il était déjà trop tard, le mal avait essaimé un peu partout. Trop tard pour l’opération, trop tard pour une chimio.
 Pourquoi, mais pourquoi…
 « Un homme ça ne chiale pas » lui répétait-on dans sa jeunesse. Mais des larmes silencieuses glissaient sur ses joues, rougissaient ses yeux. Il ne cherchait plus à les retenir.
 La rejoindre, être ensemble de nouveau, la reprendre dans ses bras, lui tenir la main, marcher à son côté, aller encore vers l’avenir… mais c’était impossible, sauf dans la tête.

 Ding dong ! La sonnette de l’entrée le fit sursauter. Il eut envie de ne pas aller ouvrir.
Ding dong, ding dong ! Péremptoire, la sonnette insista. Il s’extirpa de son fauteuil et alla déverrouiller la porte d’entrée de son appartement. Une jeune femme se tenait sur le tapis brosse souhaitant la bienvenue.
— Bonjour papa, tu dormais ?
— Ah c’est toi ma petite Flora. Non, je ne dormais pas. Entre.
— Tu as une toute petite mine. Il fait beau, tu devrais sortir, te promener au soleil, ça te ferait du bien. Tu devrais aussi ouvrir tes volets, il fait tellement sombre ici, c’est mauvais pour le moral. Attends, je vais le faire.
— Tu as soif ? Tu veux boire quelque chose ?
— De l’eau.
— Je n’en ai pas au frais.
— C’est mieux pour l’organisme de boire tiède.
— Tu la veux plate ou sans bulle ?
— Puisque j’ai le choix, je préfère sans bulle. J’aime bien quand tu fais de l’humour, papa.
Face à la vivacité d’esprit de sa fille, un pâle sourire détendit fugacement le visage de l’homme.
— Tu as vu du monde ces jours-ci ? reprit-elle.
— Je n’ai pas trop envie de sortir, tu sais.
— Papa, papa, il faut te secouer, tu ne peux pas rester comme ça à te morfondre. Tu ne réponds même plus au téléphone.
— Je crois que j’ai oublié de l’allumer aujourd’hui.
— Aujourd’hui, hier, avant-hier. Pense à nous papa, pense à tes petits enfants, ils préfèrent avoir un papi enjoué, blagueur, dynamique, comme avant… Maman n’aimerait pas que tu te laisses aller.
— Oui, bien sûr. Mais tu sais pour moi c’est tellement dur de vivre sans elle. Elle était ma boussole, mon soleil…
— Je comprends, c’est dur pour nous aussi, tu sais.
— Ton mari va bien ?
— Oui, Adrien a toujours beaucoup de travail dans son cabinet d’avocats. Il te donne le bonjour.
— Et les enfants ? — Chloé a encore perdu une dent de lait ce matin et Gautier aimerait bien jouer au foot avec toi.
— Tu les embrasseras très fort pour moi et tu mettras ces deux euros apportés par la souris sous l’oreiller de Chloé. Tu ne veux pas t’assoir ?
— Je ne vais pas m’assoir tant qu’il y a ces assiettes et ces casseroles sales sur ton évier. Où ranges-tu ton liquide vaisselle ?
— J’ai bien peur qu’il n’y en ait plus.
— Ah. Tu as du gel douche ?
— Cabinet de toilette. Tu es trop gentille ma Flora. Je vais essuyer au fur et à mesure.
— Qu’est-ce que tu as fait ce matin ?
— Ce matin ? En fait je n’en sais rien. Rien je crois.
— Tu n’as même pas allumé ton PC ? Tu étais pourtant accro à l’ordinateur avant.
— Ça ne m’intéresse plus.
— Tu devrais essayer d’aller sur les réseaux sociaux, tu ferais de nouvelles connaissances, cela te distrairait.
— Pas envie de me raconter à des inconnus.
— Ça ne te plairait pas d’échanger avec d’anciens copains ?
— Tous perdus de vue lorsque j’ai obtenu ma mutation pour la région, il y a… trente et un ans ! Quand j’ai rencontré ta maman, mon univers s’est mis à tourner uniquement autour d’elle.
— Mais maintenant, tu n’as pas envie de savoir ce que sont devenus tes copains et tes copines du temp de tes études ?
— Je n’ai pas leurs adresses ni à plus forte raison leurs numéros de téléphone, alors tu penses bien…
— Écoute papa, il y existe un site internet qui s’appelle « Copains d’école » il suffit de s’inscrire et de donner quelques renseignements sur soi : les écoles fréquentées, le métier, les affectations, les passions, les voyages, les sports favoris, ce qu’on aime comme lectures, tu vois le genre ? Le rôle du site est de proposer ton nom à ceux qui ont fréquenté les mêmes écoles à peu près en même temps, cela peut donner lieu à d’intéressantes retrouvailles. Si tu veux bien essayer, ceux et celles qui sont susceptibles de t’avoir connu et qui le souhaiteront pourront te contacter par le courrier du site. Non papa, ne dis pas non, ça n’engage à rien et tu pourras toujours te désinscrire si ça ne te convient pas.
— Je vais réfléchir à ta proposition.
— J’ai remarqué que ton frigo est vide, je t’emmène faire quelques courses et au retour nous ferons ensemble ton inscription, d’accord ?