12. La maison de Brigitte.
Contrairement à ce qu’il avait annoncé, Yannick ne programma pas son navigateur, certain qu’il était de trouver directement la maison de son ancienne et nouvelle amie, mais quand il fut dans la bonne rue du Clos, il se mit à rouler très lentement, comme s’il cherchait. Elle était sur le perron de sa villa, vêtue d’une élégante robe blanche à rayures noires qui affinaient sa silhouette.
Dès qu’elle aperçut la C4, elle agita un bras pour se faire remarquer, s’avança vivement dans l’allée gravillonnée, ouvrit les deux battants du portail d’entrée et lui fit signe de s’engager. Yannick fit quelques mètres en marche arrière, se dégagea du trottoir et pénétra dans la propriété. Seule la 3008 stationnait au bout de l’allée avant tourné vers le portail.
— Bienvenue chez moi, dit Brigitte en tendant les bras vers lui quand il se fut extrait de sa voiture. Tu vas bien ?
— Bonjour ma belle, répondit-il en échangeant les quatre bises rituelles dans le nord de la France, oui je vais plutôt bien.
— Tu peux laisser ta voiture dans l’allée.
— Je vais bloquer la tienne.
— Je n’ai pas l’intention de partir avant toi.
— Elle est bien belle ta maison.
— Je vais te faire visiter.
— D’accord. Mais je ne suis pas acheteur !
Elle le regarda un instant avec un air d’incompréhension puis se mit à rire en voyant son sourire ironique.
Le tonnerre grondait au loin vers l’ouest. Une soudaine rafale de vent souleva le bas de la robe de la femme. Quelques très grosses gouttes d’eau ocelèrent la carrosserie de la C4.
— Il va faire orage, rentrons vite, tu feras le demi-tour de ta voiture plus tard. Elle tourna le dos et se hâta vers le perron de la villa dans le bruit de claquettes de ses escarpins.
— Je prends mon sac et j’arrive.
Il désolidarisa le smartphone de son support, le glissa dans la pochette contenant portefeuille et papiers de l’auto. Au moment ou il ouvrit la portière arrière pour saisir le sac de voyage, la cataracte se déclencha, trempant immédiatement sa chemisette légère.
La porte d’entrée, abritée par une marquise en verre, ouvrait sur une petite pièce carrée abondamment vitrée qui ressemblait à une mini serre tropicale consacrée à la culture des orchidées dont beaucoup étalaient d’étranges fleurs multicolores. Une seconde porte permettait de pénétrer dans un hall-couloir qui distribuait les pièces du rez-de-chaussée par cinq nouvelles portes toutes surmontées d’un trophée de chasse.
— Ici, c’est le bureau de mon mari, dit Brigitte en ouvrant la première à gauche, à côté c’est la porte d’un petit cabinet de toilette, ensuite cette porte communique avec le garage et là c’est l’escalier qui va aux chambres à l’étage. Au fond, il y a le salon. Sur la droite, c’est la cuisine et la salle à manger… Mais, je te fais visiter alors que tu es trempé mon pauvre Yannick. Tu as un change ? Je vais te chercher une serviette éponge.
Resté un instant seul dans ce hall, Yannick jeta un œil dans un meuble vitrine qui présentait un grand nombre de minéraux de collection avec parmi ceux-ci une très grande demi-géode à cristaux d’améthyste. Sur ce meuble trônait un cygne naturalisé. De l’autre côté, sur le mur de paroi de l’escalier, un présentoir à six places horizontales affichait une série de carabines et de fusils de chasse plus une autre arme lui rappelant vaguement quelque chose.
— Tiens, sèche-toi. Tu peux enlever ta chemisette, je vais la mettre à sécher. Ne sois pas gêné, j’ai déjà vu un homme torse nu, ajouta-t-elle avec un petit rire de gorge.
Yannick déboutonna le vêtement qui lui collait à la peau, saisit la serviette que lui tendait Brigitte et se frotta vigoureusement.
— Tu es plutôt bien bâti dis donc : des muscles, pas de ventre, remarqua-t-elle.
— J’ai beaucoup fait de sport.
— Oui, j’ai lu ta fiche profil sur les Copains d’école. Du ski avec ta femme, c’est ça ?
— Oui, et aussi du vélo, j’ai escaladé quelques grands cols des Alpes. J’ai aussi fait beaucoup de randonnées en montagne avec Agnès ainsi que quelques hauts sommets, mais sans elle. L’été, je vais nager tous les jours au lac, quand il ne pleut pas comme maintenant.
— Ça menaçait depuis ce midi, mais la pluie va vite se calmer. Dans cette région, les orages ne font que passer. Un petit apéritif ? Ce n’est pas trop tôt pour toi ?
— C’est toi qui décides.
— Scotch, bourbon, Porto ?
— Tu n’as rien de moins fort ?
— Vin, bière, coca.
— De la bière, ce sera parfait.
— Moi je vais prendre un petit Porto. Ça ne te dérange pas que nous trinquions dans la cuisine pendant que je prépare les entrées ?
— Pas du tout. Je ne suis pas quelqu’un de sophistiqué, tu sais. Quand je suis seul, le soir je me contente d’un sandwich. Ne te mets pas en frais pour moi.
— Melon primeur du Maroc avec saumon fumé, gratin de macaroni, fromage, glace. Cela te convient ?
— Tu me gâtes ! C’est toi qui cultives les orchidées de l’entrée ?
— C’est un hobby de mon mari. Il a comme ça des passions.
— Je suppose que c’est lui aussi qui est chasseur. Il y a des trophées impressionnants dans ton hall et une belle collection de fusils sur un mur.
— Il est chasseur, pêcheur, collectionneur.
— Il y a aussi un cygne. On a le droit de tirer sur les cygnes ?
— Il l’a ramassé au bord de l’Aisne. Il venait d’être shooté par une voiture.
— C’est bien d’être un homme passionné, non ?
— C’est bien pour l’homme qui se promène à la chasse en forêt, moins bien pour la femme qui doit préparer le gibier ; reposant pour le pêcheur au bord de l’étang, beaucoup moins pour la femme qui écaille et fait cuire le poisson ; sympa pour le collectionneur de minéraux mais pas pour celle qui doit faire la poussière ; agréable pour l’amateur d’orchidées quand c’est l’autre qui s’occupe des pulvérisations, du bassinage et des apports d’engrais.
— Oui, bien sûr, bien sûr. Tu m’as dit qu’il participe à un séminaire médical ?
— Oui, organisé par un groupe pharmaceutique.
— À Reims, à Paris ?
— Dans les Caraïbes, à Saint Martin.
— Joli voyage. Voyage récompense je suppose. Il n’a pas pu t’emmener avec lui ?
— La secrétaire de son cabinet l’accompagne.
— Il me semblait t’avoir entendu dire que c’est toi qui lui servais de secrétaire.
— C’était vrai au début de notre mariage.
— Tu as voulu arrêter ?
— Pas exactement. Il s’est mis plusieurs fois en colère contre moi parce qu’une fois ou deux, j’ai oublié de noter des rendez-vous.
— Ça a eu des conséquences ?
— Oui, les malades ont guéri spontanément. Mais mon mari a voulu une vraie professionnelle à ses côtés.
— Tu n’as pas songé à reprendre ton véritable métier ?
— Si. J’avais même commencé les démarches auprès de l’inspection académique mais je suis tombée enceinte de Lucas mon deuxième enfant. Lucas est devenu ingénieur en agro-alimentaire et Chloé ma fille est vétérinaire. Je suis fière de mes enfants, ils ont été ma raison de vivre. Et toi, tu as une fille je crois.
— Flora. Tout le portrait de sa mère. Belle, gentille, sportive, énergique. Elle travaille dans un cabinet d’architectes. Elle m’a donné deux petits enfants adorables : Gautier dix ans et Chloé huit ans et demie.
Son mari Adrien est avocat spécialisé dans le droit commercial. Il est très sympa.
— Finalement, tu as eu la vie que tu voulais ?
— Quand nous étions ensemble toi et moi, il y a 48 ans, je n’imaginais pas la suite de ma vie comme ça mais finalement, j’ai été très heureux avec Agnès. Et toi, tu as eu des regrets de notre séparation ?
— Il m’est quelquefois arrivé de m’interroger… Allez, passons à table. Je te laisse le soin de déboucher la bouteille.
— Tavel rosé 2014. Excellent choix.
— Tiens, assieds-toi là, face à moi. Je te sers le melon ?
— Volontiers. C’est ton mari le monsieur barbu dans ce cadre sur le buffet ?
— C’est lui.
— Tu aimes la barbe ?
— C’est lui qui aime. Il estime que cela fait plus respectable dans son métier. Moi je pense que dissimuler son visage, c’est un peu cacher quelque chose. De plus ça vieillit les hommes et ça les enlaidit. Tu n’as jamais laissé pousser la tienne ?
— Dès que j’ai une barbe de deux jours, je ne me sens plus moi-même, ça me démange, je suis sans cesse à me gratter les joues, donc non, pas de barbe pour moi. Hum, très bon ce melon pour un début de saison. Il se marie à la perfection avec le saumon.
— Tu félicites la cuisinière sur ce qu’elle n’a pas cuisiné ! ironisa-t-elle. Attends au moins de goûter à mon gratin de pâtes.
— Rien que l’odeur qui sort de ton four mérite des compliments. Je sens la muscade, une pointe d’ail, du poivre, du comté…
— Pas mal tes déductions olfactives.
— Aucun mérite, ce sont les mêmes effluves que quand je fais une fondue savoyarde, sauf que je la fais au beaufort.
Quand le repas fut terminé, spontanément Yannick se mit à desservir la table, rinça assiettes et plats avant de les disposer dans le lave-vaisselle, passa le ramasse-miettes sur la nappe.
— Tu fais aussi le ménage ? fit Brigitte mi-moqueuse mi-admirative.
— Avec Agnès nous avions convenu d’une répartition des tâches domestiques.
— Yves considère que la maison c’est mon domaine et il n’intervient que pour donner des conseils péremptoires ou émettre des critiques mordantes. Je me demande parfois pourquoi il m’a choisie.
— Tu étais la plus belle fille de l’École Normale. Pour beaucoup d’hommes c’est une raison plus que suffisante. Il t’assure quand même une vie confortable. Tu as une belle maison, une voiture, une certaine liberté.
— Quand j’étais jeune et naïve, j’imaginais plutôt que vivre en couple, c’est tout partager mais… Tu vois, par exemple, je sais que certains toubibs emmènent leur femme quand ils ont ce qu’ils appellent un séminaire médical aux Seychelles, dans les Caraïbes ou à l’Ile Maurice, lui préfère y aller avec sa secrétaire sous prétexte qu’elle a des compétences médicales. Se montrer avec une femme plus jeune de vingt ans est plus flatteur qu’être avec une de soixante. Allez, passons au salon. Veux-tu du café ? Une infusion ?
— Toi que prends-tu ?
— Je vais prendre une verveine.
— Je vais t’aider à la cuisiner.
De nouveau à deux dans la fonctionnelle cuisine, Yannick, chauffe-eau à la main se dirigeait vers l’évier au moment où Brigitte, avec dans les mains les deux tasses nécessaires, se retourna et se trouva plaquée contre le corps de son ancien amoureux, ses seins s’écrasant contre la poitrine de Yannick.
— Oh pardon, réagit-il.
— Pardon de quoi ? Nous avons déjà vécu semblable situation jadis quand nous dansions ensemble et qu’un autre couple nous bousculait sur la piste.
— C’est un peu vrai et c’est toujours aussi agréable. Heu, pas la bousculade mais la sensation qui en résulte.
— Tu veux me faire rougir ? Je ne sais pas si j’en suis encore capable. Viens, je te montre ta chambre pendant que les sachets infusent. En face de l’escalier, c’est la salle de bains et les toilettes. Ta chambre c’est celle-ci, elle donne sur l’arrière de la maison sans vis-à-vis. Auparavant c’était celle de mon fils, le lit de 160 est très confortable. La lumière du plafonnier, c’est avec cet interrupteur, l’autre à côté allume une veilleuse. Quand on est dans un endroit inconnu la nuit, on a besoin d’y voir un peu clair pour se repérer. C’est pour ça que c’est devenu la chambre des invités. À côté c’était celle de ma fille. La mienne c’est celle-ci, face à la tienne.
— Et cette dernière porte ?
— C’est celle de mon mari.
— Ah…
— La pluie s’est arrêtée, descendons au salon, nous serons plus confortablement installés pour discuter.