Il était près de vingt heures quand Yannick engagea la C4 en marche arrière dans l’allée gravillonnée de la villa de son amie. Celle-ci devait guetter son retour car elle sortit immédiatement, une ride d’inquiétude barrant son front.
— Ah, Yannick, c’est toi ! Je commençais à me faire du souci. Il ne t’est rien arrivé de fâcheux ?
— Non, tout va bien. Peux-tu m’aider à sortir ce que j’ai installé derrière le siège passager avant ?
— Oh, les belles orchidées ! Oh les belles couleurs ! Je vais les ajouter à la collection de mon mari ?
— Mais celles-ci sont pour toi.
— C’est trop gentil, il ne fallait pas.
— Elles te plaisent ?
— Beaucoup.
— Alors il fallait !
— C’est l’heure de l’apéritif, tu ne veux toujours pas de whisky ? Nous en avons un excellent.
— Dans ce cas, je vais me laisser tenter.
— Cela ne t’ennuie pas de poser les fleurs dans la serre de l’entrée pendant que je prépare les verres ?
— Avec plaisir.
Après avoir posé les pots sur une étagère, Yannick sortit son smartphone de sa poche de chemisette et pris une photo des fleurs multicolores. « Magnifique » murmura-t-il en regardant le cliché.
— Veux-tu de l’eau gazeuse ou de la glace dans ton scotch ?
— Rien du tout. Nature, comme le prennent les écossais.
— Allons dans le salon, nous serons mieux dans les fauteuils pour boire.
Dans le hall de distribution des pièces de la maison, Yannick s’arrêta devant la vitrine aux minéraux. Les facettes violet foncé des quartz d’améthyste de la géode renvoyaient le moindre semblant de lumière.
— Je peux faire une photo ? Ces cristaux sont magnifiques.
— Mais bien sûr. Je t’ouvre la vitrine.
Quelques secondes plus tard, après un coup d’œil au râtelier aux fusils, Yannick eut involontairement une grimace qui n’échappa pas à Brigitte.
— Tu trouves que cela ne va pas dans la décoration ?
— Ce que je trouve, c’est qu’un toubib censé guérir et maintenir la vie aime tant ces engins de mort au point de les exposer.
— Il ne tue que du gibier. Dans le garage nous avons deux congélateurs, un pour le gibier à plumes, un pour le gibier à poils, mais tu as raison, je pense qu’il n’a pas encore pris conscience de la souffrance qu’il génère.
— Personnellement, je n’aime ni les trophées ni les armes à feu.
— Ce que tu vois n’est qu’une partie de sa collection. Il possède d’autres armes dans le grenier.
— Un mortier ? Un bazooka ? Une mitrailleuse ?
— Ne plaisante pas avec ça ! Je suis morte de peur avec tous ces armes dans ma maison. Le fusil qu’il préfère, c’est l’avant-dernier en bas. Il l’appelle mon Beretta 486 parallelo et il se sert aussi beaucoup de celui juste au-dessus.
— La carabine Browning ?
— Tu t’y connais vraiment bien. Tu chasses toi aussi ?
— Non, pas du tout mais je sais distinguer une carabine d’un fusil.
— En bas sur le présentoir, c’est le fusil me fait le plus peur. Il se vante de posséder une arme de guerre interdite prête à servir. Je l’ai supplié de l’enlever mais il ne veut rien savoir.
— Je peux le prendre en main ?
— Si tu veux mais méfie-toi, il est sûrement chargé.
— Il s’agit d’un ancien fusil de guerre de l’armée française, un MAS 49–56. Manufacture d’Armes de Saint Etienne. En effet, son chargeur est engagé, s’il y a des balles dedans, il est prêt à tirer.
— Comment connais-tu tout cela puisque tu dis que tu n’aimes pas les armes ?
— Je déteste les armes mais j’ai fait un an de service militaire. Ce fusil a peut-être déjà tué en Indochine, en Algérie.
— Quelle horreur !
— Il est alimenté par un chargeur de dix cartouches, tiens regarde.
Yannick appuya sur le levier de maintien du chargeur, le sortit de son logement pour le présenter à Brigitte. Je me demande où il a pu se procurer tout ça.
— Je crois qu’il se renseigne sur internet. Ce fusil me fait vraiment peur. N’y aurait-il pas moyen de rendre cette arme inoffensive ?
— Je peux enlever les cartouches du chargeur.
— Oui, s’il te plait, fais-ça.
— C’est bien facile, regarde.
Du pouce par une pression glissée sur la première munition, il la fit sortir du chargeur.
— Où veux-tu les mettre ?
— Il a une réserve dans le double fond qu’il a aménagé dans le pied de l’horloge comtoise. Il pense que je ne le sais pas mais un jour je l’ai surpris sans qu’il me voie. Tiens, voilà la boite, mets ces horreurs dedans.
Une à une, Yannick sortit les neuf cartouches restantes et les laissa tomber dans la boite que lui présentait Brigitte puis il remit le chargeur qui claqua en s’insérant dans l’arme de guerre.
— C’était en effet fort dangereux, le bloqueur de queue de détente n’était même pas mis, il suffisait de faire ça pour tirer expliqua-t-il en manœuvrant la culasse vers l’arrière. Il jeta un œil dans la chambre de tir du fusil puis remis la culasse en place.
— Range la boite de cartouches, je remets l’arme à sa place.
— Merci, merci beaucoup Yannick. Tu sais, mon mari est un colérique. Il ne m’a jamais frappée mais parfois il me fait peur. Dans ces cas-là, je fais profil bas.
— Il va s’apercevoir que le chargeur est vide ?
— Jamais il ne pourra imaginer que j’ai manipulé son engin. Il pensera à un oubli de sa part. Viens, Yannick, oublions ça, asseyons-nous pour prendre l’apéritif et raconte-moi comment il se fait que tu t’y connaisses aussi bien dans le maniement de ce fusil.
— Un an après notre… divorce, j’ai été appelé sous les drapeaux comme on disait alors. Ils m’ont mis dans les chasseurs alpins ces nuls, à Modane, en Savoie. Je ne savais pas skier ! Je te prie de croire que j’en ai bavé lors des manœuvres d’hiver. On a même bivouaqué dans la neige à plus de deux mille mètres. Sous la tente censée nous abriter du vent, on se réchauffait à la flamme d’une bougie collée sur le casque dur. On a dormi dans des sacs de couchage faits avec les couvertures marron de l’armée, simplement posés sur un peu de paille. En fait, même complètement épuisé par les marches en ski à peaux de phoques, je n’ai pas fermé l’œil pendant deux nuits tellement j’avais froid. Donc à propos du MAS 49-56, j’ai appris à le démonter, à le nettoyer, à le graisser, à le remonter en quelques secondes et à tout recommencer quand ça ne plaisait pas à l’adjudant de section.
Allez, à le tienne ma belle !