20. Avocat.
 La porte d’un voisin s’ouvrit au moment où Yannick, non menotté mais encadré par les deux brigadiers, commençait à marcher dans le couloir de l’étage.
— Bonjour. Passez une bonne journée, meilleure que celle qui m’attends ! À bientôt, répondit-il au questionnement muet des yeux du voisin.
— Vous ne devez pas communiquer avec qui que ce soit, contra aussitôt l’adjudant-chef Monod.
— Ah, excusez-moi ! J’ai encore révélé un secret d’état !
Il se contenta de faire un sourire avec un geste d’impuissance quand, sur le parking de l’immeuble, une voisine lui demanda :
— Qu’est-ce qui vous arrive, monsieur Lefevre ?
— Demandez-leur, moi je n’en sais rien.
— Pour la dernière fois, taisez-vous, et vous madame, circulez.
Au moment d’entrer dans la Mégane de la gendarmerie, Yannick émit d’une voix forte :
— Inutile de m’appuyer sur la tête. Comme je suppose que je vais être libéré dans la journée, je n’ai pas l’intention de me blesser volontairement pour vous accuser ensuite de maltraitance. Et à part passer un coup de téléphone, pouvez-vous me dire tout de suite quels sont mes autres droits ?
— Vous pouvez demander à être examiné par un médecin et aussi obtenir l’assistance d’un avocat lors de vos interrogatoires.
— Les médecins, moins je les vois, mieux je me porte, s’amusa Yannick. Qui va m’interroger ?
— J’ai été mandaté pour vous poser quelques questions quand nous serons à la gendarmerie.
— Des questions sur quoi ?
— Nous arrivons monsieur Lefevre, éluda l’adjudant-chef. Vous ne pouvez pas garder ce sac avec vous. Nous allons en faire l’inventaire devant vous et ensuite le consigner.
— Dedans il y a mon piquenique de la journée !
— Vous pourrez le consommer ce midi.
— Parce qu’à midi je n’en aurai pas fini avec vous ?
— Ce n’est pas moi qui décide sur ce coup.
— Mais quel coup ? Allez-vous enfin me dire de quoi il retourne ?
— Entrez dans mon bureau, asseyez-vous et attendez. Brigadier Lebeau, surveillez le prisonnier.
Il se passa presque une heure avant que l’adjudant-chef Monod entre à son tour, un dossier cartonné à la main.
— Monsieur Lefevre, je vais procéder à votre interrogatoire. Afin d’éviter toute contestation ultérieure, tout sera filmé. Première question…
— Vous pouvez poser votre première question mais il n’y aura pas de première réponse tant que mon droit à être assisté par un avocat ne sera pas respecté.
L’adjudant-chef soupira.
— Lebeau, apportez-moi la liste des avocats. Tenez, choisissez, continua-t-il quand le brigadier eut apporté une feuille sur laquelle figurait une dizaine de noms.
Yannick examina longuement le papier.
— Aucun de ceux-ci.
— Dans ce cas je vais vous en désigner un d’office.
— Je n’ai pas le choix de mon défenseur ?
— Si vous avez un nom, dites-le-moi.
— Je préfère l’appeler moi-même mais pour cela il faut me rendre mon portable.
— Lebeau ! Apportez-moi le portable de l’inculpé.
— Je suis inculpé ? Inculpé de quoi ?
— Tenez, voici votre téléphone. Appelez votre avocat.
— Vous avez l’art de bien répondre aux questions que je vous pose.
Pendant près d’une minute, Yannick, les yeux fixés sur son écran, semblait figé. En réalité, il réfléchissait à la meilleure façon de présenter les choses à son futur correspondant.
— Monsieur Lefevre, vous vous décidez ?
Yannick leva les yeux sans répondre. Ce n’est qu’après une trentaine de secondes supplémentaires qu’il toucha un nom dans sa liste de contacts.
— Mettez le haut-parleur, intima le gradé.
— Cabinet d’avocat du lac, j’écoute.
— Bonjour, je désire être mis en contact avec maitre Lacourt je vous prie.
— Maitre Lacourt n’est pas encore arrivé au cabinet. Si c’est urgent, vous pouvez le joindre sur son portable professionnel. Vous avez son numéro ?
— Oui, merci. Je vais me débrouiller.
Yannick coupa la communication et regarda l’adjudant-chef qui tapotait rythmiquement le dossier devant lui avec crayon. Un coup de menton impatient du gradé autorisa Yannick à passer un second appel. Celui-ci n’appela pas le portable officiel mais le smartphone privé de l’avocat qui répondit à la deuxième sonnerie.
— Yannick, c’est toi enfin. Flora m’a mis au courant. Que se passe-t-il en réalité ?
— Je suis en état d’arrestation mais je ne sais pas pourquoi. Je suis actuellement détenu à la gendarmerie de Saint Jorioz. L’adjudant-chef Monod veut m’interroger. Peux-tu venir me seconder ?
— J’arrive dès que possible. En attendant, tu ne réponds à aucune question.
— Merci Adrien, je t’attends.
L’adjudant-chef ouvrit l’ordinateur portable placé sur le côté de son bureau. Il tapota un instant son clavier puis déclara.
— Le dénommé Adrien Lacourt ne fait pas partie des avocats pénalistes du département monsieur Lefevre. Vous êtes certain de votre choix ?
Yannick ne répondit pas mais regarda le gradé avec un sourire d’où la moquerie n’était pas absente.
— Lebeau ! Un certain monsieur Lacourt…
— On dit « maitre Lacourt », coupa Yannick.
— …va se présenter. Introduisez-le immédiatement dans mon bureau.

 Serviette de cuir à la main, costume bleu sombre et cravate assortie sur chemise bleu clair, chaussures noires pointues impeccablement cirées, l’homme qui entra dans le bureau du chef avait belle allure avec sa chevelure châtain foncé striée de fils blanc. Un petit ventre naissant lui donnait un air de respectabilité que ne démentit pas sa voix onctueuse de baryton lorsqu’il salua l’adjudant-chef.
— Adrien Lacourt, avocat au cabinet du lac à Annecy, voici ma carte, dit-il en tendant un bristol coloré au gradé. Bonjour Yannick, désolé de te voir là mais pas d’inquiétude, je vais te sortir rapidement de ce malentendu.
— Hum, avocat en droit commercial, ce n’est pas la spécialité qui convient en l’occurrence, intervint l’adjudant-chef.
— Ma première spécialité, c’était le droit pénal mais vous savez mieux que moi que le crime ne paie pas, j’ai donc bifurqué mais rassurez-vous, je n’ai rien oublié de mes débuts dans la profession.
— Vous vous connaissez bien apparemment, constata l’adjudant-chef. Bon, si nous commencions maintenant.
— Commençons. La caméra tourne ? Bien. Je suis Adrien Lacourt, avocat au cabinet du lac à Annecy. Je représente monsieur Yannick Lefevre accusé de… De quoi adjudant ?
— En fait, j’agis sur commission rogatoire du juge d’instruction du tribunal judiciaire de Laon. Monsieur Lefevre est accusé de meurtre.
— Hein ? bondit Yannick. Mais je n’ai jamais tué personne moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et d’abord qui aurai-je tué ?
— Vous êtes accusé d’avoir blessé mortellement un honnête citoyen…
— Où, qui, quand, comment, avec quoi ? intervint Adrien Lacourt.
— À Guignicourt dans l’Aisne, samedi dernier, en tirant dessus avec un fusil.
— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
— J’ai vu monsieur Lefevre deux fois avant ce jour. Il m’a d’abord confirmé être allé à Guignicourt.
L’avocat se tourna vers Yannick en levant les sourcils.
— Je sui passé voir une amie dans ce village lors de mon voyage à Laon, j’en suis reparti samedi matin. Qui suis-je accusé d’avoir trucidé ?
— Il ne s’agit pas d’une plaisanterie monsieur Lefevre. Vos empreintes ont été identifiées sur l’arme qui a servi à tuer le docteur Yves Depierre.
— Hein ? Le docteur Depierre a été assassiné ?
— Du calme Yannick, nous allons tirer tout cela au clair. D’abord, comment avez-vous eu les empreintes de mon client ?
— Je les ai obtenues lors de notre deuxième rencontre.
— Vous l’avez obligé ou est-ce que mon client vous les a données spontanément ?
— Heu, oui, on peut dire ça.
— Donc je répète, dit Adrien Lacourt en regardant la caméra en face, spontanément, c’est bien ça adjudant ?
— Oui, c’est cela. Je continue. Monsieur Lefevre, connaissez-vous le docteur Depierre ?
— Non, absolument pas.
— Mais vous venez de fortement réagir quand j’ai mentionné le nom de la victime.
— Je répète, j’affirme n’avoir jamais vu physiquement le docteur Depierre.
— Dans le dossier qui m’a été faxé, j’ai là le témoignage d’un voisin du docteur qui soutient avoir repéré une Citroën C4 de couleur marron clair immatriculée CA 838 EN près de la maison du docteur.
— Je connais la maison du docteur Depierre mais lui, je ne le connais pas.
— Mais vous le connaissez de nom ?
— Oui, par ricochet en quelque sorte.
— Expliquez-vous.
— Posez vos questions, nous verrons si nous pouvons y répondre, intervint l’avocat. J’ai l’impression que dans cette affaire, par deux fois vous avez abusé de la bonne foi de mon client en lui soutirant des renseignements sans l’avertir qu’ils pourraient être retenus contre lui. Avec moi, cela ne se répètera pas. Nous savons où, nous savons qui, dites-nous quand maintenant.
— Samedi dernier, or monsieur Lefevre a affirmé être parti de Guignicourt samedi.
— J’ai quitté le village vers huit heures du matin, précisa Yannick.
— À quelle heure ce docteur a-t-il été tué ? questionna Adrien.
L’adjudant-chef compulsa les feuillets de son dossier et finit par dire :
l’heure n’est pas mentionnée. Il n’y a pas de rapport d’autopsie.
— Maintenant, comment cet homme a-t-il été tué ?
— Il a été abattu de deux coups de fusil.
— Yannick, est-ce que tu possèdes un fusil ?
— Absolument pas, j’ai horreur de la chasse et des armes à feu.
— Le fusil appartenait au docteur qui lui est chasseur. Il s’agit d’un MAS 49–56. C’est sur cette arme que les empreintes de votre client ont été relevées et formellement identifiées.
— Un instant adjudant…
— Adjudant-chef si vous voulez bien.
— Ce fusil, euh MAS quelque chose, c’est une arme de guerre, n’est-ce pas ?
— Oui, mais il a été abandonné par l’armée française à la fin des années 90.
— Peu importe. Est-il légal de posséder une telle arme ?
— C’est une arme de catégorie B dont la détention est soumise à des conditions drastiques.
— Donc en fait une arme interdite. Ce brave docteur possédait une arme interdite !
— Ce n’est certes pas une raison pour l’assassiner.
— Le tir par un fusil de guerre fait du bruit, y a-t-il un témoignage disant avoir entendu des coups de feu, ce qui permettrait de préciser l’horaire du meurtre.
— Je n’ai rien vu de tel dans le dossier.
— Convenez que le dossier d’accusation de mon client est un dossier à trous.
— L’accusation est basée sur les empreintes digitales relevées sur le fusil. Ça, c’est incontestable.
— Selon une enquête parue aux USA en 2012, les empreintes digitales ne sont pas assez fiables pour être considérées comme des preuves absolues. Deux traces digitales ne peuvent pas être complètement identiques, il est difficile d’accuser quelqu’un sur cette seule constatation.
— Là vous allez trop loin maitre Lacourt. Vous remettez en cause des dizaines d’années de certitude.
— Galilée contre l’avis de toutes les autorités de l’époque a remis en cause l’idée que la terre était plate et c’est lui qui avait raison.
— Quoi qu’il en soit maitre, je ne peux pas revenir sur la décision du juge d’instruction de Laon qui ordonne l’incarcération de votre client.
— Cela va être un peu long mais je peux expliquer cette histoire de similitudes d’empreintes.
Adrien Lacourt posa le bras sur celui de son beau-père. — Inutile pour l’instant. L’adjudant-chef n’a pas le pouvoir de te libérer, la gendarmerie est au service de la justice et elle ne peut pas aller contre la décision d’un juge. C’est à lui qu’il faudra donner les explications. Quels sont les ordres qui vous ont été donnés, adjudant-chef ?
— J’ai ordre de garder monsieur Lefevre en cellule et d’organiser rapidement son transfèrement pour la prison du chemin des épinettes à Laon. C’est à Laon qu’il sera entendu par le juge, heu, le juge Baujour.
— Yannick, nous ne pouvons rien faire d’autre pour l’instant, mais je ne vais pas te laisser tomber. Je vais faire en sorte d’être avec toi à chaque interrogatoire, quitte à louer un logement à Laon. Où que ce soit, avec qui que ce soit, ne réponds à aucune question hors de ma présence. Je vais m’impliquer à fond, fais-moi confiance. Deux choses, adjudant-chef. À partir de l’enregistrement vidéo qui tourne en ce moment, vous allez je suppose écrire un rapport d’interrogatoire, je désire donc copie de ce rapport, ainsi qu’une copie de la vidéo. Deuxièmement, je veux m’entretenir seul à seul avec monsieur Lefèvre, pouvez-vous nous laisser ?
— Votre client étant en état d’arrestation, je ne peux pas vous laisser dans cette pièce avec fenêtre. Le seul local possible, c’est la cellule où monsieur Lefevre devra attendre son transfèrement. Brigadier Lebeau, conduisez maitre Lacourt et son client en cellule.
— Je dois les surveiller ?
— Simplement rester à proximité.