La camionnette grillagée de la police de Laon s’arrêta devant les portes d’entrée du palais de justice. Deux policiers en tenue en descendirent encadrant un Yannick Lefevre menotté.
En dépit du tragique de sa situation, il s’arrêta pour poser à nouveau un regard admiratif sur la magnifique architecture gothique de l’ancien palais épiscopal devenu palais de justice.
— Nous ne sommes pas là en touristes, avancez ! intima l’un des policiers.
— Je suis né dans cette ville il y a 68 ans, je ne suis donc pas un touriste mais un admirateur inconditionnel de la belle architecture. Pauvres sont ceux qui ne savent pas apprécier ces merveilles !
— Avancez, les juges n’aiment pas attendre, insista le même policier.
— Connaissez-vous le juge Baujour qui instruit mon dossier ?
— Le juge Baujour a une réputation de rigueur et d’intransigeance. Avancez, l’entrée se trouve au bout des arcades.
Arrivés devant une série de portes entre lesquelles se trouvaient adossés des bancs d’attente, le policier qui semblait avoir la direction des opérations indiqua :
— Voici son bureau, asseyez-vous là pendant que je contacte sa greffière.
— On nous demande d’attendre, justifia-t-il en sortant du sas du bureau du juge.
Au bout d’un quart d’heure, la greffière, plutôt jeune et jolie, apparut.
— Affaire Depierre, entrez, monsieur le juge vous attends.
Cette remarque amena un demi-sourire sur le visage de Yannick.
— Otez-lui les menottes, commanda le juge d’un ton péremptoire. Lefevre, asseyez-vous. Messieurs les policiers, attendez à l’extérieur. Monsieur Lefevre, où est votre avocat ?
— Je ne sais pas s’il a été convoqué, en tout cas je n’ai pas pu m’en occuper personnellement.
— Vérifiez, mademoiselle.
La greffière tapa quelques touches sur son ordinateur de bureau.
— La convocation de maitre Adrien Lacourt a été envoyée par courrier à son cabinet d’avocats il y a une semaine et un rappel en message téléphonique il y a trois jours.
— Alors pourquoi n’est-il pas là ?
— Adrien habite en Haute-Savoie comme moi et contrairement à moi, il ne connait pas la ville de Laon.
— Vous appelez votre avocat par son prénom ?
— Depuis une douzaine d’années.
Le juge regarda son vis-à-vis avec étonnement mais n’épilogua pas.
— Nous allons commencer ce premier interrogatoire sans lui. Déclinez votre identité.
— Écoutez monsieur le juge, premièrement, vous connaissez parfaitement mon identité et mon adresse puisque vous m’avez fait arrêter chez moi et ensuite, j’ai reçu le conseil de mon avocat de rien dire concernant cette ridicule histoire hors de sa présence.
— Dans ce cas votre affaire débute fort mal. Je vais être obligé de reporter…
Quelques coups toqués à la porte du bureau firent se lever la gracieuse greffière.
— Bonjour, je suis maitre Lacourt défenseur de monsieur Lefevre.
— Vous étiez convoqué à dix heures, maitre ! fit le juge en toisant d’un œil froid le nouvel arrivant.
— Veuillez excuser ce retard dû à ma méconnaissance de la ville et aussi au manque de places de stationnement.
— Prenez le siège à côté de votre client, maitre. J’en étais à la vérification d’identité et c’était plutôt mal parti. Je vous suggère de conseiller à monsieur Lefèvre d’avoir une attitude plus coopérative.
— Je dois vous prévenir d’emblée que mon client est complètement innocent de ce dont on l’accuse et je me fais fort de le démontrer.
— Procédons par ordre, il est nécessaire d’établir formellement l’identité du prévenu. Vous vous appelez Yannick Lefèvre…
— Sans accent sur le deuxième « e », sinon ce n’est pas moi.
— Veuillez préciser vos date et lieu de naissance.
— Le 21 mai 1948 à Laon. Eh oui, je suis laonnois.
— Vous avez donc soixante-huit ans…
— L’âge où l’on devient un assassin.
— Monsieur Lefeuvre, votre désinvolture ne plaide pas en votre faveur. L’accusation est très grave et la sanction encourue peut être la prison à perpétuité.
— Seulement s’il est jugé coupable, intervint Adrien Lacourt. En France on ne condamne pas sans preuve or je n’ai rien vu qui…
— Je vais y venir maitre, je vais y venir. Votre adresse monsieur Lefevre ?
— Prison de Laon, chemin des épinettes, c’est en quelque sorte une résidence secondaire en tant que locataire temporaire.
— Monsieur Lefeuvre, s’énerva le juge en soulignant une nouvelle fois la remarque de Yannick sur son nom, il s’agit d’une instruction judiciaire qui réclame le plus grand sérieux.
— Mon adresse principale c’est soixante-douze chemin des peupliers à Saint Jorioz en Haute Savoie.
— Profession.
— Retraité de l’éducation nationale.
— Bien, établissons les faits. Monsieur Lefevre, où étiez-vous le 11 juin de cette année ?
— Je vais vous détailler ça. Voyons de zéro à huit heures j’étais à Guignicourt chez une amie d’adolescence : Brigitte Jankovski. De huit heures à quatorze heures trente je roulais sur l’autoroute et à partir de quatorze heures trente j’étais à Saint Jorioz. N’étant pas un obsédé de l’heure, considérez mes affirmations comme exactes à dix minutes près.
— Avez-vous des témoins pouvant corroborer vos dires ?
— Absolument, vous en avez un devant vous.
Le visage du juge se fronça d’incompréhension.
— Vous voulez dire… maitre Lacourt ?
— Maitre Adrien Lacourt est mon gendre, marié à Flora Lefevre ma fille qui est également témoin de mon heure d’arrivée au village.
— Mademoiselle, vérifiez si l’on peut être défendu par quelqu’un de sa famille.
La jolie greffière tapota son ordinateur pendant une trentaine de secondes. Adrien laissait flotter un sourire ironique sur son visage.
— Il semble que rien ne s’y oppose monsieur le juge.
— Donc, d’après votre question, ce monsieur Depierre a été tué le onze juin. L’autopsie a-t-elle pu préciser l’heure ? demanda Adrien.
— Le juge compulsa quelques feuillets du dossier étalé sur son bureau, saisit un document et déclara : selon le rapport d’autopsie que voici, la mort du docteur Depierre a été fixée entre huit du matin et midi le onze juin de cette année.
— Il y a deux choses que je ne comprends pas. Quel est le rapport entre ce médecin et mon client ? Et ensuite est-il habituel qu’une datation dans un rapport d’autopsie soit aussi approximative ?
— C’est curieux en effet mais pas exceptionnel. Ce rapport est daté du mardi 14 juin, il n’est pas indiqué de constatations sur place. Quant à votre ignorance du rapport entre votre beau-père et ce médecin, je suis étonné que vous ne le sachiez pas. Comment pouvez-vous le défendre si vous ignorez tout des protagonistes. Pour information, le docteur Depierre est le mari de Brigitte Jankovski l’amie d’adolescence de monsieur Yannick Lefevre selon ses dires. Monsieur Lefevre était dans la maison des Depierre samedi 11 juin jusqu’à huit heures, huit heures dix, voire plus, donc au début du créneau indiqué dans le rapport d’autopsie.
— Impossible ! s’exclama Yannick, Brigitte m’a dit ce matin-là que son mari ne rentrerait pas avant onze heures du soir ou minuit de son séminaire médical à Saint Martin. Demandez-lui. Ou il n’est pas mort le 11 ou il a été tué beaucoup plus tard dans la journée.
— À la suite de ce drame, madame Depierre a été admise à la polyclinique de Reims en état de choc, ce qui se comprend. Elle ne peut pas être entendue pour l’instant. Monsieur Lefevre, pouvez-vous m’expliquer en quoi consistait votre relation avec madame Jankovski-Depierre ?
— C’est un peu long à raconter monsieur le juge. Il y a un peu plus d’un an maintenant, j’ai perdu Agnès ma femme. Une longue maladie ! En dépit de l’entourage chaleureux de ma petite famille, j’étais au bord de la dépression. Flora, ma fille, qui voulait que je sorte de mes idées sombres, m’a conseillé de m’inscrire sur un réseau social, sur le site des Copains d’école si vous connaissez. C’était en avril. J’ai suivi son conseil et j’y ai effectivement retrouvé plusieurs amis du temps de ma scolarité dont Brigitte Jankovski. Elle était à l’École Normale de Laon en même temps que moi. Les EN sont situées rue de la République, au bout du plateau.
— Merci, je connais la ville.
— Début mai j’ai décidé de venir entretenir les tombes de ma famille au cimetière Saint Just, ce que je n’avais pas fait depuis trois ans. Il faut savoir que les Lefevre sont Laonnois depuis plusieurs générations. Donc, devant venir à Laon et ayant appris que Brigitte n’habitait qu’à quelques kilomètres d’ici, par l’intermédiaire du site, je lui ai proposé, si elle voulait bien, que nous nous retrouvions à la brasserie du Parvis devant la cathédrale, ce qu’elle a accepté. Notre entrevue fut sympathique et nos avons évoqués nos souvenirs communs dans leur cadre d’origine.
Au cimetière où je m’étais rendu le matin, il y avait eu un problème : la dalle en pierre de la tombe de mes parents avait été détériorée, probablement par une minipelle de terrassement, j’ai donc fait en sorte qu’elle soit changée et le neuf juin, j’ai dû revenir pour constater la bonne fin des travaux. J’ai demandé à Brigitte si elle souhaitait que nous nous revoyions. Elle a accepté et a même proposé de m’héberger.
J’ai accepté. Voilà toute l’histoire de mes retrouvailles avec une ancienne amie.
— Monsieur Lefevre, comment expliquez-vous que vous empreintes digitales aient été relevées sur l’arme du crime ?
— Monsieur le juge, avant de poursuivre, je veux que vous sachiez que monsieur Lefevre a spontanément accepté un relevé de ses empreintes digitales à la gendarmerie de Saint Jorioz. Mon client n’ignore pas que l’on peut confondre un coupable grâce à ses empreintes. Sachant cela, pensez-vous qu’il aurait accepté s’il avait tiré sur ce docteur ?
— Monsieur Lefevre, quelle est votre explication sur la présence de vos empreintes sur le fusil qui a tiré ? réitéra le juge, négligeant de répondre à l’avocat.
— Encore une longue histoire monsieur le juge. Quand j’étais chez elle, mon amie Brigitte m’a expliqué que son mari est un pêcheur, chasseur, collectionneur invétéré. Effectivement dans sa maison se trouve un râtelier à six places présentant fusils et carabines et même un fusil de guerre. Le même modèle que celui avec lequel nous nous entrainions quand j’ai fait mon service militaire, un MAS 49 – 56. Elle savait que ce fusil était chargé et en avait une peur horrible. Elle m’a demandé si je savais le rendre inoffensif. Mes souvenirs remontaient à près de cinquante ans mais à la vue de l’arme, j’ai retrouvé des gestes oubliés. J’ai ôté le chargeur et extrait les balles une à une. Ensuite j’ai remis le chargeur vide en place et le fusil sur le râtelier. Voilà l’explication.
— Où avez-vous mis les balles ?
— Son mari avait confectionné une cachette dans le double-fond d’une horloge comtoise. Brigitte en a sorti une boite qu’elle m’a présentée, j’ai laissé tomber les cartouches dedans et elle a remis la boite en place.
— Pouvez-vous préciser quand vous avez accompli ces gestes ?
— C’était le vendredi 10 au soir, à l’heure de l’apéritif.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Brigitte m’a servi un whisky, ensuite nous avons mangé l’excellent repas qu’elle avait préparé. Je suis monté me coucher dans la chambre d’amis vers vingt-trois heures.
Je me suis réveillé assez tôt le lendemain samedi. Je ne voulais pas m’incruster. Après m’être douché, j’ai pris la route ou plutôt l’autoroute du retour. Je voulais être à Saint Jorioz pour quinze heures. De huit heures à quatorze heures trente j’ai roulé avec juste un stop pour boire un café. Faites le calcul, le compte est bon.
— Monsieur Lefevre, je ne vous crois pas.
— Pourquoi ne le croyez-vous pas ? Tout est parfaitement logique dans les déclarations de mon client. Vous avez mon témoignage quant à son heure d’arrivée à Saint Jorioz, le trajet est de six cents kilomètres à cent de moyenne donc six heures plus un stop d’une demi-heure, soit six heures trente minutes. Avec un départ à huit heures, cela donne une arrivée à quatorze heures trente. Tout concorde.
— Maitre, trente ans de prétoire m’ont appris à me méfier des apparences. Revoyons-nous ici même à quatorze heures, précises ! Je vous communiquerai ma décision.