22. Décision.
 À leur sortie du bureau du juge Baujour, les deux policiers qui patientaient sur un banc d’attente se levèrent. L’un d’eux ressortit les menottes.
— Nous vous demandons un instant, messieurs, j’ai besoin de m’entretenir seul à seul avec mon client. Notre conversation est confidentielle, je vous demande donc de vous éloigner, ce ne sera pas très long.
Quand les deux policiers se furent écartés d’une dizaine de mètres, Yannick demanda d’abord :
— Que penses-tu de ce juge ? Va-t-il me libérer ? J’ai un mauvais pressentiment.
— Je ne le sens pas bien non plus. Je vais lui ressortir l’étude américaine sur la fiabilité toute relative des empreintes digitales mais s’il est ancré dans ses convictions, j’aurais du mal à le faire douter. D’autre part, il y a beaucoup de points qui auraient mérité une enquête approfondie et dont il n’a pas fait mention. C’est un juge d’instruction, c’est à lui de donner les ordres pour diriger les investigations. Je vais le mettre en face de certaines lacunes et voir comment il réagit. En attendant, je vais aller manger un morceau à la brasserie du parvis.
— Tu as aussi la pizzeria de la rue Saint Jean. Leurs pizzas sont très bonnes et leur côte du Rhône excellent. Moi, j’ai bien peur de devoir me contenter d’un sandwich dans leur fourgon cage à oiseaux.

 À quatorze heures moins cinq minutes, les deux policiers accompagnant un Yannick à nouveau menotté se présentèrent devant le bureau du juge Baujour, bientôt suivis d’Adrien.
— Tu avais raison pour la pizzeria, c’était excellent. Et pour toi ?
— J’ai eu droit à un sandwich pâté cornichons de la brasserie du Parvis. Pas mal non plus.
À quatorze heures précises, la jolie greffière vint déverrouiller la porte extérieure du bureau. Le juge se présenta un quart d’heure plus tard.
— Je suis à vous dans cinq minutes, dit-il en arrivant, s’adressant à l’avocat.
Adrien se contenta de hocher la tête, puis il murmura à l’oreille de son beau-fils :
— Cet après-midi, le juge va toujours s’adresser à toi et c’est normal, mais si je te touche le bras, tu me laisses répondre, même s’il insiste. En fait, je vais commencer par le questionner sur l’enquête et souligner les points obscurs.
— Je te fais confiance Adrien.
— Vous pouvez lui ôter ces menottes, messieurs, nous n’allons pas tenter de nous enfuir.
— Nous n’obéissons qu’au juge, c’est le règlement, désolé.
— Vous pouvez entrer, dit la greffière en passant sa jolie tête par la porte.
— Menottes ! fit Adrien aux policiers.
— Asseyez-vous, fit le juge sans lever les yeux du papier qu’il tenait à la main. Commençons.
— Monsieur le juge, dans le but d’assister mon client au mieux de ses intérêts, j’aimerais vous demander quelques éclaircissements sur les enquêtes que vous avez diligentées.
— Je vous écoute, maitre.
— Premier point : est-ce que le jour et l’heure d’arrivée de l’avion du docteur Depierre ont été vérifiés et est-ce que ce dernier était bien dans l’avion.
Deuxièmement, est-ce que Brigitte Jankovski, épouse Depierre, était présente au moment du drame et était-elle seule. Quel fut son emploi du temps ce jour-là ? Où est-elle exactement ? Dans combien de temps pourra-t-elle être interrogée ?
Ensuite, qui a prévenu la gendarmerie, par quel moyen et à quelle heure ?
Je veux également savoir d’où a été tiré le coup de feu et est-ce que le test de détection de poudre a été effectué sur sa femme et les éventuels présents.
Ce genre d’arme de guerre effectue un important et violent recul au moment du tir, le talon de la crosse peut occasionner un bleu à l’épaule d’un tireur non averti, y a-t-il eu des vérifications ?
Maintenant, avez-vous ordonné une enquête sur d’éventuelles autres relations de madame Depierre ?
Dans le rapport d’autopsie, le créneau horaire indiqué me semble énorme, pourquoi une telle imprécision ?
Est-ce qu’il y a eu des vérifications aux péages des autoroutes pour valider ou infirmer les dires de mon client ? Avez-vous demandé le bornage du smartphone de monsieur Lefevre ?
À quel endroit exact a été découvert le corps ? Est-ce que des photos ont été prises ?
Combien de balles ont été tirées ? Où se trouvaient les cartouches éjectées ? Y a-t-il eu un relevé précis des projections de sang. Y a-t-il un rapport de la police scientifique ?
Et enfin, quelle était la météo ce jour-là ?
— C’est tout ce que vous désirez savoir, maitre ? ironisa le juge.
— Dans un premier temps, oui monsieur le juge, répondit Adrien avec le plus grand sérieux. Mais je veux aussi vous demander si vous avez eu connaissance d’une étude américaine contestant la fiabilité des comparaisons d’empreintes digitales. D’après cette étude, la fiabilité absolue n’existe pas.
— Est-ce tout maintenant maitre ? Bien. Monsieur Lefevre, êtes-vous amoureux de Brigitte Depierre ?
— Monsieur le juge, je suis amoureux d’Agnès ma femme depuis que je l’ai rencontrée en février 1974. Maintenant qu’elle n’est plus là, je suis amoureux de nos souvenirs. La femme de ma vie, c’était elle et personne d’autre.
— Monsieur Lefevre, ma question portait sur Brigitte Depierre.
— J’allais y venir, avec Brigitte Jankovski, nous nous sommes connus pendant nos études. C’est vrai que j’avais eu un coup de foudre pour elle. J’avais dix-sept ans. Nous nous sommes fréquentés pendant deux ans mais c’était platonique ou peu s’en faut. Quand j’ai appris qu’elle avait un autre amoureux en même temps que moi, j’ai coupé les ponts avec elle. Je ne l’ai retrouvée que très récemment sur un réseau social. Notre rupture et ses causes étant largement prescrites, nous avons renoué en simple amitié. Ai-je correctement répondu au sens de votre question ?
— Monsieur Lefevre, pendant votre séjour dans la maison Depierre, madame Depierre vous a-t-elle fait des avances ?
— En réalité, nous avons surtout parlé de son mari et d’elle par rapport à lui. J’ai eu la nette impression qu’elle n’était pas heureuse en ménage. Elle m’a raconté qu’elle s’est mariée sur un coup de tête. Elle avait vingt-deux ans et lui la trentaine. Le nommé Depierre avait le prestige d’un jeune médecin, il lui avait fait miroiter un avenir radieux en tant que secrétaire médicale personnelle. En réalité, elle s’est vite retrouvée femme au foyer avec toutes les corvées domestiques qui vont avec. Bref, elle était déçue par la vie.
— Elle vous a fait de la peine ?
Adrien toucha le bras de son beau-père.
— Monsieur le juge, chacun fait ses choix dans la vie et doit en assumer les conséquences. Mon client a été en quelque sorte le psychothérapeute passif de son ancienne amie qui avait envie de s’épancher. C’est toujours un peu triste de constater que quelqu’un est malheureux mais ça ne va pas plus loin.
— Votre client a pu avoir un retour de flamme. Les hommes qui laissent tomber famille et amis pour retrouver une « ex » sont légion.
— Étant donné notre situation à lui et moi, je peux vous garantir qu’il ne laisse en rien tomber sa famille. Nous étions très contents qu’il retrouve d’anciennes connaissances sur ce réseau social et qu’il sorte de l’état dépressif dans lequel il était depuis le décès de sa femme.
— Encore une question monsieur Lefevre, avec madame Depierre, avez-vous projeté de vous revoir ?
Yannick regarda son beau-fils qui ne broncha pas.
— Nous avons convenu de correspondre par mail, un peu comme quand on dit « on se rappelle » quand on veut mettre fin à une communication téléphonique. Dans mon esprit, c’était échanger un mail le jour d’anniversaire et un autre pour la nouvelle année.
— Maitre Lacourt, avez-vous encore des questions ?
— Oui. Il y a une chose que je ne m’explique pas. Ce toubib revient des Caraïbes en avion le samedi onze juin. À quel aéroport et à quelle heure a-t-il atterri ? A-t-il eu matériellement le temps d’être à Guignicourt à huit heures du matin ?
Pendant le temps de midi, j’ai fait une recherche sur internet, un seul vol permettait à la rigueur cela, c’est un vol Air France atterrissant à l’aéroport Roissy Charles De Gaulle à sept heures dix du matin. L’heure d’atterrissage de tous les autres vols, quelle que soit la compagnie empruntée, se situe après huit heures, donc dans ce cas il est matériellement impossible d’accuser mon client. Maintenant, si l’avion du toubib a bien atterri à sept heures dix, avec le temps des formalités de débarquement, celui de la reprise de sa voiture et le temps du trajet Roissy-Guignicourt, il semble très difficile qu’il soit chez lui à huit heures, disons même à huit heures et demie.
— Il n’y a pas qu’une option pour revenir de Saint Martin maitre Lacourt. Cette ile des Caraïbes est à moitié Néerlandaise, il a pu rentrer par Amsterdam et ensuite prendre un vol pour Roissy.
— Cette option est peu probable, répondit Adrien après quelques secondes de réflexion. Si j’ai bien compris, il s’agissait d’un voyage organisé par une firme pharmaceutique pour un groupe de médecins, en récompense de leurs bonnes prescriptions. Je suppose que tout a donc été minutieusement organisé et minuté longtemps à l’avance.
— Une autre remarque, maitre ?
— Rien d’autre pour l’instant que celles que j’ai formulées au début de notre entretien de cet après-midi.
— Monsieur Lefevre ?
— Oui, quand vais-je sortir de cette prison ?
— Je vais vous demander à tous les deux d’attendre dehors. Je vous rappelle dans quelques minutes pour vous signifier ma décision. Ma greffière vous introduira.

 Une demi-heure plus tard, assis derrière son bureau, le juge, qui cette fois ne les avait pas invités à s’assoir, s’adressa à Yannick et Adrien.
« En l’état actuel de l’avancement de l’enquête, étant donné que le docteur Depierre a été tué par balles tirées par un fusil de guerre, que vous monsieur Lefevre connaissez le maniement de cette arme, que vos empreintes digitales figurent sur ladite arme, que vous avez eu un créneau horaire suffisant pour commettre cette action, ma décision est que, sauf fait nouveau vous innocentant, vous devez rester en détention préventive jusqu’à votre procès qui aura lieu vraisemblablement en septembre ou octobre prochain.
— Est-ce que cela signifie que votre enquête est close ? s’insurgea l’avocat.
— Mademoiselle, appelez les policiers.
— Dans ce cas monsieur le juge, je me vois obligé de demander l’annulation des actes de votre instruction, laquelle me semble uniquement à charge contre mon client.
— Vous connaissez la procédure à appliquer dans ce cas. Envoyez votre demande par lettre recommandée avec accusé de réception adressée au greffe de la Chambre d'instruction de Laon qui statuera, répondit froidement le juge Baujour.
— Je demande immédiatement un permis de visite de mon client.
— Vous pourrez déposer votre demande auprès de ma greffière. J’y donnerai suite dans les délais habituels. Laissez-lui vos coordonnées.
— Considérez monsieur le juge que j’habite à six cents kilomètres d’ici.
— Je vais en tenir compte. En attendant si vous trouvez un nouvel élément pouvant être ajouté au dossier, vous pouvez me le communiquer par lettre, par fax, par mail où me demander un rendez-vous. Mademoiselle donnez à maitre Lacourt toutes les indications nécessaires.
La jeune greffière saisit un bristol dans un tiroir de son bureau, tourna le dos au juge et glissa deux cartons dans la main d’Adrien. Celui-ci les prit sans les regarder et les glissa dans sa mallette.