27. À la prison.
 En partie satisfait d’avoir pu obtenir une entrevue avec Brigitte Depierre avant le juge Baujour, au volant de sa BMW le ramenant à Laon, Adrien essayait de faire dans sa tête le film des derniers instants du docteur Depierre.
« Voyons, le toubib atterrit à l’aéroport de Roissy vers dix-neuf heures dix-neuf heures quinze, il est avec Claire Métral sa secrétaire et amante. Formalités de débarquement, au moins un quart d’heure, récupération des bagages, un autre quart d’heure. Ils prennent ensuite une navette pour aller récupérer la Mercedes du toubib, un troisième quart d’heure minimum. Ce qui les mets aux alentours de vingt heures, vingt heures trente. Le trajet en voiture prend près de deux heures, donc il est vingt-deux heures trente quand ils arrivent à Guignicourt.
Début juin, il fait encore un peu jour à cette heure-là mais les gens sont chez eux, ce sera difficile de trouver des témoins. Le toubib et sa secrétaire passent la nuit à batifoler.
Le lendemain samedi, à quelle heure le toubib décide-t-il de regagner son domicile ? Pas avant huit heures un quart, heure limite de départ de Yannick, pas avant huit heures et demie, heure à laquelle Brigitte Depierre part pour Reims, d'après le témoignage du voisin.
L’autopsie situe la mort entre huit heures et midi. Or, si j’en crois ses dires, ce monsieur Combeau était dans son jardin toute la matinée, si ça avait été le cas, il aurait vu un éventuel intrus pénétrer puisqu’il m’a vu moi. Et puis il aurait entendu les coups de feu ! Ça fait un sacré bruit un fusil de guerre ! Il n’est pas possible que le toubib ait été trucidé avant midi ! Où est l’erreur ?
Quelle heure est-il au fait ? Ah, midi et demie déjà ! Les visites à la prison commencent à treize heures quinze, pas le temps de faire un vrai repas au restaurant, alors pizzeria.

 Avant de sortir de table, Adrien prit son smartphone et programma « 3 chemin des épinettes » sur son application mobile de guidage. Puis il se hâta vers la place de la mairie où il avait garé sa BMW. L’application le dirigea vers la ville basse en empruntant le boulevard Gambetta et la rue du Mont de Vaux qu’il connaissait déjà puis par la route départementale 967, il fut rapidement face au centre pénitentiaire.
Des voitures stationnaient non loin de la porte d’entrée et une dizaine de visiteurs patientaient en attendant d’être autorisés à pénétrer dans la prison. Il se gara et prit la queue comme les autres.

 Assis sur une inconfortable chaise métallique, Adrien attendait en martelant rythmiquement du bout des doigts le plateau de la table en formica gris. C’est un Yannick pâle et amaigri qu’un gardien amena jusqu’à lui. Adrien se leva pour serrer son beau-père dans ses bras, bloqué par un geste de la main du gardien.
— Pas de contact avec le prisonnier !
Il se contenta de sourire et ne reçut en retour qu’un rictus fatigué. Les yeux battus, la poitrine creuse, l’œil atone et le teint blafard, Yannick semblait avoir renoué avec ses démons de l’année passée.
— Alors, ou en es-tu ? demanda-t-il comme par politesse, comme si la réponse ne le concernait pas.
— Yannick, j’ai besoin que tu sois fort. Je suis en train d’accumuler des indices qui mis bouts à bouts contrecarreront la soi-disant preuve du juge Baujour.
— Qu’est-ce que tu as découvert ? demanda Yannick d’un ton morne.
— La première chose que j’ai trouvée ne plaide pas en ta faveur malheureusement. J’ai appris de façon certaine que le docteur est rentré de Saint Martin avec vingt-quatre heures d’avance, donc ton alibi de départ le samedi à huit heures ne tient plus.
J’ai déposé pour toi une demande de mise en liberté provisoire mais je n’ai pas de réponse. Il est possible que le juge soit au courant du retour anticipé du toubib, même s’il n’en a pas fait mention.
— C’est foutu, quoi !
— Nous savons toi et moi que tu n’as pas tué, donc non, ce n’est pas foutu. J’ai besoin de quelques éclaircissements pour étayer notre défense. D’abord, est-ce que tu possèdes un badge d’autoroute ?
— Oui, fixé au pare-soleil de ma C4.
— Ce n’est pas le badge lui-même qui m’intéresse mais les factures récapitulatives de tes trajets, en particulier celle du mois de juin.
— Je ne l’ai pas reçue avant d’être arrêté par la gendarmerie.
— Donc elle doit être dans ta boite à lettres. Tu permets que je trie ton courrier ?
— Fais au mieux Adrien.
— OK. Maintenant, quand tu as déchargé le MAS 49-56, Brigitte était-elle à côté de toi ?
— Oui, un peu en retrait car elle avait vraiment peur de ce fusil. Je dois dire que moi j’ai fait un peu le coq avec ma connaissance de l’arme.
— Qu’as-tu fait des cartouches ?
— Je les ai données à Brigitte.
— De la main à la main ?
— Non, elle m’a tendu une boite et je les ai laissé tomber une à une dedans.
— Où se trouvait cette boite ?
— Planquée dans le bas du coffre d’une horloge comtoise.
— Et le fusil, où l’avez-vous mis ?
— Je l’ai replacé sur le râtelier.
— Donc à aucun moment elle a touché le fusil. Ce qui veut dire que la personne qui a tiré portait des gants. Autre chose, Yannick, nous sommes entre hommes, réponds-moi franchement, tu as passé deux nuits chez elle, quels ont été tes rapports avec Brigitte Depierre ?
— Lors de notre première rencontre en mai, je ne suis pas allé chez elle. Nous nous sommes donné rendez-vous à Laon. Nous avons discuté, nous nous sommes promenés. Elle s’est montrée cordiale, bienveillante, ravie de retrouver nos souvenirs communs.
— D’accord, mais en juin ?
— Quand elle a su que je devais retourner à Laon, elle m’a offert l’hospitalité. Elle a une grande maison avec une chambre d’amis. Elle m’a raconté un peu la vie pas très drôle qu’elle avait avec son mari.
— Sur le plan sentimental ?
— Oui, tout à fait. Elle m’a fait comprendre que son mari ne l’aimait pas. J’ai eu l’impression qu’elle regrettait que notre histoire de jeunesse n’ait pas eu de suite.
— Rien de plus intime entre vous ? Tu dois tout me dire, Yannick. Je comprendrai fort bien que vous soyez allés plus loin dans vos rapports.
— Le premier soir elle est venue me retrouver dans la chambre d’amis et de fil en aiguille, j’ai craqué.
— C’est vrai que c’est encore une belle femme.
— Tu l’as vue ?
— Je suis allé lui rendre visite ce matin à la polyclinique de Reims.
— Comment va-t-elle ?
— Difficile à dire, apparemment pas trop mal. Elle m’a demandé de te dire qu’elle ne croit pas à ta culpabilité, qu’elle t’embrassait et qu’elle souhaitait que tu sortes au plus vite de cette prison.
— Elle est gentille, non ?
— Une dernière chose, éluda Adrien, quand tu as quitté Guignicourt, quel temps faisait-il ?
— Le ciel s’ennuageait par l’ouest, il faisait assez chaud et lourd.
— As-tu remarqué quelque chose de particulier lors de ton séjour chez elle ?
— Heu…Non… Attends, quand j’ai fait une remarque sur le nombre de fusils que possédait son mari, elle m’a laissé entendre qu’il n’avait pas que ça.
— Il aurait eu d’autres armes ? Peut-être un autre fusil Mas 49-56 ?
— Je n’en sais rien mais c’était un collectionneur compulsif : orchidées, cristaux, trophées de chasse, armes diverses.
— Bon, nous avons un peu avancé. Yannick, j’ai une réunion importante au cabinet lundi matin, je pars demain mais je ne te laisse pas tomber. Je reviens te voir dès que possible et aussi voir le juge. De quoi as-tu besoin ? Habits, livres, argent, nourriture…
— Rien. Ne m’en veux pas Adrien mais je n’ai plus le goût à rien.
— Tu n’as pas été maltraité ?
— Ce n’est pas le Club Med, mais ça va.
— Tu es en cellule individuelle ?
— Il y a un jeune avec moi, vingt-cinq ans environ, très nerveux.
— Il était là avant que tu arrives ?
— Oui. Il n’a pas semblé ravi de devoir partager sa chambre d’hôtel.
— Il t’a dit pourquoi il était là ?
— Il a parlé d’une histoire de drogue dans laquelle il n’est pour rien.
— Il t’a demandé ce qu’on te reproche ?
— Je lui ai dit qu’on m’accusait d’avoir tué un médecin avec un fusil de guerre.
— Ne parle pas de ton affaire avec lui. Il est courant de mettre un « mouton » en cellule pour faire parler et obtenir des renseignements incriminants.
— OK, compris.
— Je vais y aller Yannick, avance ta main sur la table, prends ces quelques billets pour améliorer ton ordinaire. Je n’ai pas le droit de te faire la bise mais le cœur y est. Je peux dire à Flora que tu gardes espoir ?
Gorge nouée, larmes aux yeux, Yannick acquiesça d’un petit geste du menton.
— Embrasse très fort ma petite famille. Je vous aime tous beaucoup mais… à part toi, je ne veux pas les voir, même pendant les grandes vacances qui vont commencer. Voir son père ou son grand-père en prison, tu te rends compte ?
— Je comprends, Yannick. Courage, garde espoir, je vais continuer à me battre pour toi et et je vais gagner !