La superbe salle aux fenêtres ogivales du tribunal bruissait d’activités.
Les jurés pressentis et le public venaient d’être autorisés à entrer. Adrien avait disposé ses dossiers, ses fiches et une tablette d’écriture LCD sur le pupitre qui lui était dévolu. Face à lui, l’avocat général maitre Jean-Louis Lacote, installait aussi ses dossiers.
Une sonnette retentit.
« Mesdames messieurs, la Cour ! Veuillez vous lever, clama l’huissier de justice. »
Le président était une femme, madame Josiane Marceau. La cinquantaine bien conservée, l’air sévère, elle prit place suivie par ses assesseurs les juges Paul Ducret et Marc Hugon.
— Asseyez-vous. La séance est ouverte. Faites entrer l’accusé.
Encadré par deux policiers en tenue, Yannick, costume gris clair en tissu prince de Galles, chemise blanche, cravate grenat, fut dirigé vers un box vitré, derrière et au-dessus du pupitre de son avocat. Il s’y tint debout, face à la présidente, digne et droit.
— Veuillez décliner votre identité : nom, prénom, âge, profession et domicile.
— Je me nomme Lefevre Yannick. Je suis né à Laon le vingt et un mai mille neuf cent quarante-huit, j’ai donc soixante-huit ans et quatre mois. Je suis retraité de l’éducation nationale, j’enseignais les mathématiques et l’éducation physique. Ma résidence se situe à Saint Jorioz en Haute Savoie.
— Vous pouvez vous assoir. Je vais procéder au tirage au sort des neuf jurés parmi les vingt-cinq noms placés dans cette urne. Les jurés absents non excusés se verront infliger une amende de deux cents euros. Procédons. À l'appel de votre nom, si rien ne s'y oppose, veuillez venir prendre place.
— Madame Yvette Leroy, commerçante à Saint Quentin.
— Monsieur Lionnel Tardy, enseignant à Chauny.
— Récusé ! articula le procureur sans lever les yeux de ses dossiers.
Adrien saisit la tablette LCD placée devant lui et écrivit en gros au stylet « Enseignant, supposé favorable » puis il leva celle-ci pour que Yannick puisse lire.
— Madame Monique Vérel, assistante sociale à Soissons.
— Madame Louisette Dubois, employée de supermarché à Laon.
— Monsieur Pierre Leboeuf, employé SNCF à Tergnier.
— Monsieur Sylvain Gilant, agriculteur à Berry au Bac.
— Récusé, fit Adrien en écrivant sur la tablette « possiblement soigné par le toubib. »
— Monsieur Patrice Dumontel, pédiatre à Saint Quentin.
— Récusé ! dit à nouveau Adrien en notant à l’intention de Yannick : « corporation médicale. »
— Mais pourquoi ? demanda l’homme vexé.
— Aucune justification n’est nécessaire, commenta la présidente. Monsieur Luc Berland, employé des postes à Villers-Cotterêts.
— Monsieur Samir Aouissi, informaticien à Saint Quentin.
— Madame Christine Boyard, secrétaire de direction à Guise.
— Madame Eglantine Mignier, fleuriste à Laon.
— Monsieur Marcel Depraz, chauffeur poids lourd…
— Récusé ! fit le procureur toujours absorbé dans ses dossiers.
Adrien écrivit rapidement « nom savoyard » sur la tablette.
— Monsieur Louis Lagrange, retraité.
— Retraité de quoi ? demanda Adrien.
— Du bâtiment, dit l’homme.
Adrien hocha affirmativement la tête.
— Bien, le jury étant constitué, nous passons à la prestation de serment.
« Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre monsieur Yannick Lefevre, de ne trahir ni les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration ; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ; de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. »
À l’appel de votre nom vous devrez vous mettre debout, lever la main droite et dire « Je le jure. »
Veuillez maintenant écouter attentivement l’acte d’accusation.
« Le onze juin deux mille seize, à vingt-deux heures et huit minutes, le Centre Opérationnel de la Gendarmerie de Laon reçoit un appel émanant de monsieur Lucien Combeau agissant au nom de madame Brigitte Depierre expliquant qu’elle venait de découvrir à son domicile de Guignicourt le corps ensanglanté de son mari. Le COG prévient aussitôt l’adjudant Loïc Renard commandant la brigade de Guignicourt, lequel se rend immédiatement sur place au Clos du château accompagné par un brigadier sous ses ordres.
Sur place, il constate, gisant sur un tapis, la présence du corps sans vie du docteur Yves Depierre. Sur le corps était posé un fusil de guerre de type MAS 49-56 et non loin du corps deux douilles correspondant aux munitions de ce fusil.
L’adjudant appela immédiatement la cellule d’identification criminelle qui dépêcha deux techniciens lesquels commencèrent leurs constatations à vingt-trois heures et seize minutes. L’épouse du médecin était en état de sidération, prostrée sur le canapé du salon. L’adjudant Renard a appelé le SAMU lequel a conduit madame Depierre à l’hôpital de Laon avant qu’elle soit transférée le lendemain en état de choc à la polyclinique de Reims.
Les investigations commandées par l’instruction ont rapidement permis d’identifier la présence sur place de monsieur Yannick Lefevre la veille et le matin du drame.
Les empreintes digitales relevées sur l’arme et les munitions non tirées correspondant aux siennes, monsieur Yannick Lefevre a été inculpé de meurtre, arrêté chez lui à Saint Jorioz en Haute Savoie, transféré et placé en détention préventive à la prison de Laon. »
— Nous allons maintenant entendre l’accusé sur le fond de l’affaire. Monsieur Lefevre, veuillez vous lever. Monsieur Lefevre, le rapport d’autopsie mentionne que la mort du docteur Depierre est survenue entre huit heures du matin et midi. Où étiez-vous à ce moment-là ?
Yannick regarda Adrien qui lui fit discrètement le signe oui de la tête.
— Jusqu’à huit heures, huit heures un quart grand maximum, j’étais au Clos du château chez madame Brigitte Depierre. Je lui disais au revoir et la remerciais de m’avoir hébergé. J’ai ensuite pris la route puis l’autoroute pour rentrer chez moi en Haute Savoie.
— Où était le docteur Depierre à ce moment-là ?
— Je n’ai jamais vu cet homme, donc j’ignore totalement où il pouvait être.
— Vous connaissez madame Depierre, vous logez chez elle et vous ne connaissez pas son mari ? Pouvez-vous être plus clair ?
— J’ai retrouvé Brigitte Jankovski, une amie d’École Normale, sur un site internet nommé « Copains d’école » au début du mois de mai de cette année.
— Jankovski est le nom de jeune fille de madame Depierre, expliqua la juge, continuez monsieur Lefevre.
— Nous avons correspondu, nous nous sommes revus ici à Laon en toute amitié. Plus récemment, le neuf juin, comme je devais revenir à Laon, Brigitte Jankovski m’a gentiment offert l’hospitalité. J’ai accepté. Son mari était en voyage aux Antilles pour un séminaire médical m’a-t-elle dit. Quand je suis reparti pour la Haute Savoie, le onze juin à huit heures, huit heures un quart, il n’était pas encore revenu de son voyage, ce qui fait que je ne l’ai jamais vu.
— Vos empreintes digitales et elles seules ont été relevées sur l’arme qui a servi à tuer, comment expliquez-vous cela ?
— Que mes empreintes s’y trouvent, je vais l’expliquer, mais elles seules, j’ignore pourquoi. Brigitte m’a raconté que son mari était un chasseur, il collectionnait les armes à feu. Outre divers fusils et carabines de chasse, il y avait sur le râtelier d’armes un fusil de guerre MAS 49-56 avec son chargeur plein. Cette arme faisait très peur à mon amie d’adolescence, elle m’a demandé si je pouvais faire quelque chose. J’ai fait mon service militaire en 1969 -1970. À l’époque les hommes consacraient encore un an de leur vie au service de la Nation, or c’était le fusil utilisé par l’armée française à cette époque et je connaissais son maniement. J’ai ôté le chargeur, extrait les balles, remis le chargeur vide en place et le fusil sur le râtelier. Voilà.
— Où avez-vous mis les cartouches ?
— Brigitte m’a tendu une boite, je les ai mises dedans. C’était le 10 juin au soir.
— Où cette boite a-t-elle été rangée ?
— Brigitte l’a mise dans le fond de l’armoise comtoise de son salon. C’est tout ce que je peux dire.
— Monsieur l’avocat de la défense, vous désirez intervenir ?
— Oui, je désire savoir pourquoi il n’y a pas d’avocat de madame Depierre, elle ne s’est pas portée partie civile ?
— Madame Depierre est en maison de repos à Reims et ne sera entendue que comme témoin. Ses enfants font confiance à la justice et n’ont pas souhaité être représentés. Le ministère public est donc seul en charge de défendre la société dans cette affaire.
Il est bientôt midi, la séance est suspendue. Elle reprendra à quatorze heures avec le début de l’audition des témoins.
« La cour se retire, veuillez vous lever ! » articula l’huissier.