32. Mardi 20 septembre.
 Dans le parking réservé aux intervenants du procès, Flora attendait Adrien près de la BMW de celui-ci.
Quelques flashs crépitèrent pour saluer la sortie de l’avocat, prouvant un début de notoriété mais aucune question ne lui fut posée.
— Ah, ma femme préférée, tu es venue me chercher, c’est gentil ça.
— En fait je suis venue assister à l’audience, j’étais au fond de la salle, tu ne m’as pas remarquée ?
— J’étais plutôt absorbé par les questions à poser aux témoins. Yannick t’a vue, lui ?
— Oui, je crois, il m’a fait un semblant de sourire. — Il ne peut pas faire plus. Montrer du plaisir quand on est accusé d’un crime est contreproductif vis-à-vis des jurés.
— Veux-tu que nous allions au restaurant ce soir ?
— J’ai plutôt envie de rester avec toi dans le petit appartement que tu as loué. Demain matin c’est au tour du médecin légiste de témoigner, je dois peaufiner mes questions.
— Comment analyses-tu ta journée ?
— Sans en avoir l’air, j’ai mis l’accent sur les petits trous de l’instruction, trous qui je l’espère deviendrons des gouffres au moment de ma plaidoirie. Je commence d’ailleurs à faire le plan de celle-ci.
— Tu as une idée sur qui a commis cet acte abominable ?
— J’ai des soupçons liés à ces petites lacunes mais mon but n’est pas de confondre le coupable, c’est d’innocenter Yannick.
— Pour nous, c’est évidemment le plus important. Avant de rentrer, il faut que je fasse quelques courses pour le repas. Tu connais un magasin bio sur Laon ?
— Non, mais il y a plusieurs supermarchés avec probablement des rayons bios.

 « Veuillez vous asseoir, fit la juge en remontant ses larges manches avant de saisir un premier dossier. Huissier, introduisez le docteur Letourneur.
Docteur, présentez-vous à la cour. »
— Je m’appelle Letourneur Julien, j’ai cinquante-deux ans et suis docteur en médecine légale. Bien entendu je jure de dire la vérité, toute la vérité.
— Nous vous écoutons.
— Le treize juin de cette année, à huit heures du matin, j’ai eu à réaliser l’autopsie d’un individu de sexe mâle mesurant un mètre quatre-vingts et pesant quatre-vingt-cinq kilos, décédé par balle au moins quarante-quatre heures et au plus quarante-huit heures auparavant.
— Pourquoi tant d’imprécision docteur ?
— J’ai fondé mon diagnostic sur plusieurs éléments : lividités, rigidités, température de la peau communiquée par les services techniques, contenu de l’estomac, état des yeux etc. Certains éléments semblant se contrarier, j’ai été obligé d’élargir la fourchette. J’en ai finalement déduit que cet homme était mort entre huit heures et midi le samedi onze juin.
— Quels éléments ? Pouvez-vous préciser ? demanda la juge Marceau.
— La rigidité cadavérique n’avait pas encore complètement disparu notamment au niveau des jambes mais la putréfaction n’avait pas débuté.
Quelques jurés firent une grimace dégoûtée.
— Nous ne mettons pas en doute votre compétence. Continuez docteur.
— L’examen du corps a montré une blessure cutanée vénielle à la tempe droite et une autre traversante au niveau du cœur, blessure mortelle celle-là, évidemment due à une balle. Le sujet étant supposé être debout, le trou d’entrée se situerait à un mètre trente-cinq du sol et celui de sortie à un mètre vingt-sept ce qui correspond à un angle de vingt degrés par rapport à l’horizontale. La balle a traversé la paroi de l’oreillette droite détruisant au passage le nœud sino atrial ou nœud de Keith et Flack ainsi que la cloison interventriculaire. Le nœud de Keith et Flack est un amas de cellules spécialisées qui commande la contraction du muscle cardiaque. La mort a été quasi instantanée. Voilà ce que sommairement je puis dire.
— Monsieur l’avocat général, des questions ?
— Non, tout me parait clair, l’estimation du créneau horaire de la mort du docteur Depierre par le brigadier Dupas est confortée par l’avis scientifique du docteur Letourneur. L’accusé a non seulement laissé ses empreintes sur l’arme mais il a eu le temps matériel de commettre son forfait avant de s’enfuir.
— Maitre Lacourt ?
— Oui. Très intéressant témoignage. Docteur, j’aimerais vous soumettre un petit problème géométrique mais il me faut d’abord connaitre la taille précise de mon client.
— Répondez monsieur Lefevre.
— Je mesure un mètre soixante-quinze pour soixante-dix kilos. — La taille me suffira. Docteur, à quelle hauteur se situe l’épaule d’un homme d’un mètre soixante-quinze ?
— Je dirais entre un mètre trente et un mètre quarante.
— C’est aussi mon avis. Donc si mon client avait tiré horizontalement ce coup de fusil, la balle aurait pénétré dans le corps du docteur Depierre à, allez disons un mètre trente-cinq. C’est ce que vous avez déclaré.
— Je confirme.
— À quelle hauteur serait alors sortie la balle ?
— Heu, à un mètre trente-cinq, sauf projectile dévié dans le corps.
— Est-ce le cas ?
— Non, la trajectoire dans la cage thoracique est rectiligne de haut en bas.
— Donc pour que cette trajectoire puisse s’expliquer, il aurait fallu que mon client monte sur une chaise pour tirer de haut en bas.
Quelques rires se firent entendre dans l’assemblée.
— Silence je vous prie ! Continuez maitre.
— Seconde hypothèse pour que la trajectoire soit plausible, mon client tenait ce fusil à bout de ses bras levés verticalement. Difficile à imaginer avec le recul important que provoque cette arme de guerre au moment de l’explosion.
— La trajectoire de la balle peut s’expliquer si le docteur était à genoux, intervint l’avocat général.
— Dans ce cas, la balle aurait été retrouvée dans le sol ou, à tout le moins, aurait laissé une trace avant de ricocher et ne se serait pas volatilisée comme l’a suggéré le brigadier Dupas, contra Adrien. Docteur, est-ce que le coup de feu mortel a été tiré à bout portant ?
— C’est exclu. Aucune trace de brûlure ni de poudre sur les habits ou le corps du défunt n’a été relevée.
— Donc, plus loin le coup de feu a été tiré, plus il a été tiré de haut ?
— Oui, on peut dire ça.
Cette fois, Yannick se permit un sourire remarqué par la juge.
— Monsieur Lefevre, avez-vous une explication ?
— J’ai déjà dit, répété et expliqué que je ne suis pour rien dans ce sordide fait divers. Mon avocat vient de vous en donner la preuve.
— Rien n’est prouvé encore. Avez-vous fini maitre Lacourt ?
— Oh, que non !
— Docteur, quand vous recevez un corps à examiner, vous commencez comment ?
— D’abord mon adjoint et moi lui ôtons ses vêtements.
— Vêtements que bien sûr vous examinez.
— Attentivement. En l’occurrence c’est mon aide qui s’en est chargé.
— A-t-il remarqué des détails disons inhabituels, incongrus ?
— Il m’a fait remarquer que la veste du défunt présentait une petite tache orangée dans le dos au niveau du milieu des épaules et une autre sur la jambe gauche de son pantalon au niveau du creux du genou.
— Avez-vous analysé ces taches ?
— Non, elles me semblaient sans lien avec le décès.
— Quoi d’autre docteur ?
— Une mini-plumette d’oiseau était collée par le sang dans le dos de la victime.
— Tiens tiens, comme c’est intéressant.
Yannick toussa pour attirer l’attention puis fit signe à son avocat.
— Il y avait un cygne empaillé sur un meuble-vitrine dans le hall de la maison, chuchota-t-il à l’oreille de son beau-fils.
— Docteur, peut-on déterminer l’espèce d’un oiseau à partir d’une de ses plumes ?
— Oui, il y a des revues scientifiques pour cela.
— Mon client vient de me faire savoir qu’il y a un cygne naturalisé dans le hall de cette maison. Se peut-il que ce soit une plume de cygne ? Avez-vous gardé cette plumette ?
— Peut-être mon adjoint l’a-t-il fait.
— Autre chose, combien de litres de sang y a-t-il dans un corps humain ?
— Environ cinq litres.
— Est-ce que la quantité de sang sur le tapis plus le sang résiduel dans le corps atteint ce volume ?
— Non, il y avait relativement peu de sang sur le tapis, un demi-litre peut-être et possiblement encore deux litres dans le corps.
— Un demi plus deux égale deux et demi ; cinq moins deux et demi égale deux et demi. Il manque plus de deux litres de sang au compteur, vrai ?
— C’est vraisemblable.
— Bien, merci docteur, ce sera tout pour l’instant si vous n’avez plus rien à ajouter.
— Juste deux détails. Quelques poils de barbe du docteur avaient été arrachés, et il avait une marque, comme une petite dépression de la peau sous l’aisselle droite du mort, mais je n’ai pas d’explication.
— Merci docteur pour votre témoignage. Madame le juge, pouvez-vous ordonner que cette plumette soit recherchée et analysée ?
— Je n’en vois pas l’utilité. Ce serait faire perdre du temps à la cour et à la médecine légale. Il est onze heures et demie, une demi-heure, cela me parait trop court pour l’audition du témoin suivant. L’audience est suspendue et reprendra à quatorze heures.

 Dans la pizzeria de la rue Saint Jean, Adrien et Flora, attablés devant leurs pizzas partagées, discutaient du témoignage du médecin légiste.
— Je crois que tu as marqué un point aux yeux des jurés avec ta démonstration sur l’angle de pénétration de la balle.
— Peut-être mais cela n’innocente pas encore ton papa.
Cela a simplement démontré qu’il n’avait pas pu tirer le coup de feu dans le hall de la maison.
— Mais alors, où ce toubib a-t-il été tué ?
— Si ce n’est pas dedans, c’est dehors. Écoute, j’ai des indices mais je ne peux pas m’en servir sous peine de nullité car en fait je suis entré illégalement dans le jardin, puis le garage d’où l’on peut entrer dans la maison. J’ai été vu par le voisin qui témoigne cet après-midi. Celui-là, je vais le ménager un peu plus.

 « Huissier, faites entrer monsieur Combeau.
Monsieur Combeau, avancez jusqu’à la barre et déclinez votre identité, âge, profession, domicile. »
— Je m’appelle Combeau, Lucien Combeau. J’ai soixante-neuf ans, je suis retraité et j’habite la maison voisine de celle de Brigitte… et du docteur Yves Depierre.
— Monsieur Combeau, vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : je le jure.
— Je le jure.
— Monsieur Combeau, vous êtes voisin avec les Depierre depuis combien de temps ?
— J’ai hérité de cette maison à la mort de mes parents, il y a sept ans. Je tenais à l’époque un magasin de jouets à Saint Quentin. Je l’ai vendu, j’ai fait valoir mes droits à la retraite et je suis venu cultiver mon jardin à Guignicourt.
— Étiez-vous en bon termes avec vos voisins ?
— J’ai très vite sympathisé avec le docteur qui m’a quelques fois emmené avec lui à la chasse. Il me prêtait un fusil.
— Vous avez un permis de chasse ?
— Non, mais comment dire… ces moments étaient très ponctuels. J’ai peut-être tiré trois cartouches en tout. Sans rien tuer d’ailleurs.
— Pouvez-vous dire aux jurés ce que vous avez vu et entendu au cours de cette journée du onze juin deux mille seize ?
— Ce jour-là, vers huit heures du matin, un peu plus tard peut-être, par la fenêtre de ma cuisine, j’ai vu partir une C4 beige-marron de la villa de mes voisins. Cette voiture je l’avais déjà vue dans le Clos un mois auparavant avec au volant un homme qui prenait des photos de la villa.
Un quart d’heure après, la voiture de madame Depierre a démarré. Je suis sorti sur mon perron pour lui faire un coucou. Elle a baissé sa vitre, m’a fait signe bonjour à son tour et m’a dit qu’elle se rendait à Reims pour voir sa fille.
Quelque temps après, je ne saurais donner l'heure avec précision, mais pas très longtemps, j'ai entendu plusieurs explosions. Comme il y a dans le village des jeunes qui font du bruit sur leurs vélomoteurs trafiqués, j'ai pensé à un pot d'échappement mal réglé. À part ça, la journée fut tout à fait normale. En juin, la nature est en plein renouveau et j’ai jardiné tout le jour, à part une heure pour déjeuner.
Ma voisine est rentrée un peu avant vingt-deux heures. J’ai entendu des hurlements. Je suis très vite allé voir de quoi il s’agissait. Mon voisin était couché sur un tapis du hall d’entrée, plein de sang séché sur lui, un fusil en travers du corps. Brigitte, je veux dire madame Depierre, était assise au sol, adossée contre un mur, tenant ses genoux dans ses bras, complètement prostrée, elle gémissait. J’ai alors immédiatement appelé le dix-sept.
J’ai eu un correspondant qui m’a indiqué qu’il prévenait la gendarmerie. Quand les gendarmes sont arrivés, je n’étais plus d’aucune utilité. J’ai indiqué où j’habitais et je suis rentré chez moi, complètement bouleversé.
— Des questions maitre Lacote ?
— Une remarque : ce témoignage confirme l’heure du crime, entre huit heures un quart et huit heures et demie.
— Maitre Lacourt ?
— Non. Euh oui, une seule. Monsieur Combeau, y a-t-il eu d’autres explosions ce jour-là ?
— Il y en a souvent et à toute heure. C’est assommant ce bruit délibéré. Ce serait bien que la gendarmerie sévisse à ce sujet.
— Donc les coups de feu ont pu être tirés à n’importe quel moment de la matinée et confondus avec des explosions de pot d’échappement mal réglé. Un point de détail, vous êtes né à Saint Quentin ?
— J’y suis né, j’y suis allé à l’école élémentaire Marcel Pagnol puis au lycée Henri Martin en ville et ensuite j’y ai monté mon entreprise de vente de jouets.
— Merci, c’est tout, conclut l’avocat.
Lucien Combeau quitta la barre en saluant les juges et le jury d’un léger mouvement de tête. Il était aux environs de quinze heures. Une agitation se produisit vers l’entrée de la salle du tribunal sous l’œil courroucé de la juge Marceau.
— Que se passe-t-il ?
— Excusez-moi de troubler votre audience, madame le juge, mais j’ai là un message écrit urgent qui concerne la procédure pour maitre Lacourt.
— Prenez votre message maitre et évitez à l’avenir de faire distribuer votre courrier à l’audience.
Adrien, petit sourire ironique aux lèvres, s’avança vers le messager, saisit le papier et remercia d’un signe de tête, puis il ouvrit calmement l’enveloppe et lut son contenu.
— Madame le juge, ce pli provient du docteur Letourneur qui a voulu nous informer, je vous lis :
« Maitre, suite à vos questions sur les taches orange et la plumette trouvées sur le corps examiné, j’ai fait procéder rapidement à quelques analyses. Il s’avère que la plumette n’est pas une plume de cygne car elle présente après nettoyage une ocelle beige-brun.
Quant aux taches de couleur sur les vêtements du mort, il s’agit incontestablement de pollen de fleur comme nous l’a montré l’observation au microscope. Des recherches plus approfondies nous permettront sans doute de déterminer la famille et l’espèce dont il s’agit.
Pour la vérité,
Docteur Letourneur
»
— Qu’en déduisez-vous maitre ?
— Je pense que ni le pollen, ni la plumette n’ont pu se fixer sur les vêtements du docteur Lapierre à l’intérieur de sa maison, donc cela provient de l’extérieur. Pour l’instant, je ne peux pas aller plus loin dans mes conclusions. Madame le juge, j’aurais une requête à vous soumettre, pouvons-nous approcher ? ajouta Adrien en désignant du regard maitre Jean-Louis Lacote, l’avocat général.
La juge fit un signe de la main en même temps qu’elle hochait favorablement la tête.
— Que désirez-vous maitre ?
— Madame le juge, est-il en votre pouvoir de commander des investigations complémentaires pour tenter de trouver la vérité dans cette affaire ?
— Mon pouvoir discrétionnaire le permet. Que souhaitez-vous investiguer ?
— Je désire que les environs proches de la maison des Depierre soient passés au peigne fin pour déterminer d’où peuvent venir les taches de pollen orange sur les habits du docteur et que vous commandiez à la section scientifique de la gendarmerie de déterminer de quel oiseau provient cette plume.
— Monsieur l’avocat général ?
— Je ne vois pas bien l’utilité de tout ça, mais si maitre Lacourt pense que cela peut servir la vérité, je suis d’accord.
— Cependant, demain mercredi sont prévues les auditions de madame Claire Métral le matin et madame Brigitte Depierre l’après-midi. Il est trop tard pour modifier cet ordre. Madame Brigitte Depierre viendra de la polyclinique et sera accompagnée par une psychologue. Je vous demanderai de ne pas être trop brutal dans vos questions avec cette femme qui vient de perdre son mari dans des conditions atroces. Je vais donc ajourner à vendredi votre réquisitoire monsieur l’avocat général et votre plaidoirie maitre de façon à ce que les investigations que vous souhaitez puissent se faire en temps utile. Notre confusion serait grande si nous avions négligé un détail pouvant conduire à la vérité. Cela vous convient-il ?
— Parfaitement madame le juge. Sommes-nous autorisés à assister à ces nouvelles recherches ?
— Je vais donner des instructions en ce sens. Maitre Lacote, désirez-vous participer ?
— Je suppose qu’un procès-verbal sera établi, donc non, je n’assisterai pas.
— Je ne vois pas non plus l’utilité de déplacer toute la cour, donc maitre Lacourt, vous irez seul par vos propres moyens.
— Serais-je habilité à orienter les recherches ?
— Oui, mais pas à les faire vous-même. C’est tout ? Bien, je vais lever la séance.