33. Mercredi 21 septembre.
 Pendant toute la soirée de ce mardi, Adrien discuta avec Flora.
L’innocence de Yannick ne faisant aucun doute pour eux, ils avaient le sentiment d’être tout près de la vérité sans pouvoir encore identifier le coupable car ils ne trouvaient pas les pièces manquantes pour finir d’assembler le puzzle.
— Demain, le témoignage de Claire Métral ne sera pas déterminant, mais il va d’une part semer le doute dans l’esprit des jurés sur la solidité du couple Depierre et d’autre part entrer en contradiction avec les conclusions du docteur Letourneur.
— Elle était amoureuse du docteur Depierre ?
— J’en suis convaincu.
— Comment vas-tu t’y prendre avec Brigitte Depierre ?
— Je ne veux pas contrarier la juge qui veut qu’on la ménage donc je vais y aller tout doux avec mes questions. Elle dit être allée à Reims ce jour-là pour voir sa fille mais elle ne l’a pas vue. Son voisin Lucien Combeau confirme son départ en voiture vers huit heures et demie.
La question que vont se poser les jurés va être la suivante : qui était là, sur place entre huit heures et midi pour assassiner ce brave docteur ? Pour eux l’histoire de la plumette et des taches orange sur les habits du mort sont des points de détail sans rapport avec le drame. Pour moi, chaque élément doit trouver explication, c’est pourquoi j’ai demandé de nouvelles explorations. Je crois connaitre la vérité sur le comment, pas encore sur le pourquoi.

 « Huissier, faites entrer madame Claire Métral. Avancez madame. »
Après avoir prêté l’habituel serment du témoin, la femme, les yeux cernés sous des lunettes sans monture, mains crispées sur la barre, attendit.
— Déclinez vos nom, prénom, âge et profession.
— Claire Métral, quarante-neuf ans, secrétaire et assistante médicale.
— Quels étaient vos liens avec le docteur Depierre ?
— Je suis… j’étais sa secrétaire chargée de l’accueil, des prises de rendez-vous et autres paperasseries.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
La secrétaire eut un sanglot mal réprimé. Gorge nouée, elle ne put répondre.
— Madame, avez-vous entendu la question ?
— Samedi onze juin à dix heures moins le quart du matin.
— Vous êtes certaine de ne pas vous tromper ? Claire Métral bougea lentement la tête en signe de dénégation.
— Je ne me trompe pas.
— Madame Métral, vous avez juré de dire la vérité, la cour veut toute la vérité. Nous vous écoutons.
Claire Métral prit une longue inspiration puis se lança.
— J’ai été engagée par le docteur Depierre il y a un peu plus de quinze ans. C’est un patron compréhensif, généreux, humain. Nous ne comptons pas nos heures au service de ses patients. Pour me remercier de l’assister, il m’a emmené en voyage séminaire médical d’une semaine à Saint Martin dans les Antilles, c’était le samedi quatre juin. Il était prévu que nous prenions l’avion de retour pour une arrivée à Roissy le samedi onze juin avant sept heures du matin mais le docteur a décidé d’avancer notre retour de vingt-quatre heures.
— Pourquoi cette décision selon vous ?
— Il était inquiet pour une de ses patientes atteinte d’un cancer et voulait la visiter dès ce vendredi.
— Vous êtes donc rentrés le vendredi dix juin. Veuillez préciser les horaires.
— L’avion a atterri à six heures quarante. Après les formalités, la récupération des bagages, nous avons pris une navette pour récupérer la Mercedes au parking et nous sommes arrivés à Guignicourt aux alentours de neuf heures et demie du matin.
J’ai proposé à Yves, heu au docteur Depierre de lui préparer un bon petit déjeuner. Il a accepté avec plaisir. Ensuite il est passé à son cabinet récupérer sa mallette puis il a visité sa patiente. Quand il est revenu, il était près de midi. J’avais eu le temps de faire quelques courses pour préparer à manger et nous avons déjeuné ensemble. Je lui ai demandé pourquoi il ne voulait pas rentrer tout de suite chez lui, il m’a répondu qu’il avait donné comme heure de retour à sa femme samedi vers dix heures et qu’il ne voulait pas la surprendre par un changement d’horaire.
— Vers dix heures, vous êtes sûre ?
— Oui. J’ai alors compris qu’il voulait passer la soirée avec moi. Je lui ai proposé l’hospitalité et il a accepté avec empressement.
Un « Oh ! » d’étonnement monta de la salle faisant froncer les sourcils de la juge.
— Madame Métral, étiez-vous pour votre patron plus qu’une secrétaire médicale ?
La femme baissa la tête puis ôta ses lunettes et essuya ses yeux avec un mouchoir blanc qui se teinta de bistre.
— Madame Claire Métral, étiez-vous l’amante du docteur Depierre ?
La femme agita affirmativement la tête. Un oui presque imperceptible sortit de ses lèvres.
— Mais madame Depierre avait aussi un ami ! m’a dit plusieurs fois le docteur pour me rassurer, se ressaisit Claire Métral.
— Monsieur l’avocat général, des questions ?
— Oui. Madame Métral, connaissiez-vous personnellement madame Depierre ?
— Nous nous disions bonjour quand nous nous croisions, rien de plus.
— Connaissait-elle votre relation avec son mari ?
— Non, je ne crois pas.
— Merci, c’est tout.
— Maitre Lacourt ?
— Une seule question. Madame Métral, nous ne sommes pas là pour vous juger. Si la morale trouve à redire à ce qui s’est passé entre vous et lui, ce n’est absolument pas répréhensible du point de vue de la loi. Dans votre témoignage, je relève deux choses importantes : un, le docteur est rentré plus tôt qu’annoncé et deux, il était vivant samedi onze juin à dix heures. Vous persistez ?
— Oui, je maintiens tout ce que j’ai dit.
— Veuillez répéter à quelle heure le docteur a quitté votre domicile pour rentrer chez lui le samedi onze juin ?
— Il était environ neuf heures quarante-cinq.
— Je vous remercie, fit Adrien en se tournant vers Yannick avec un grand sourire.

 Pendant le repas de midi que Flora et son mari prirent en terrasse à la brasserie du Parvis, Adrien confia à sa femme :
— Cette histoire d’horaire est bien compliquée à démêler. Un, Brigitte dit à ton père que son mari rentre samedi soir vers vingt-deux heures. Deux, la gendarmerie scientifique qui examine la scène fixe la mort vers huit heures du matin. Trois, le légiste élargit le créneau entre huit heures et douze heures. Quatre, la secrétaire affirme qu’il est avec elle à filer le parfait amour jusqu’à neuf heures quarante-cinq. Donc, question : à quelle heure a-t-il été tué ? Nous n’en savons toujours rien.
— Ce témoignage est bon pour papa, non ?
— En principe oui.
— D’après la secrétaire, la femme du toubib avait aussi une vie parallèle.
— Cela m’a étonné vu ce que m’a dit Yannick sur son comportement.
— Ah oui, que t’a-t-il dit ? — Flora, je ne veux pas que ton père baisse dans ton estime.
— Mon père a le droit de continuer à vivre, cela ne me choque pas. Alors ?
— Il m’a confié avoir passé une nuit plutôt torride avec Brigitte le vendredi soir.
— Donc ça va dans le sens de ce qu’a dit Claire Métral. Elle n’est pas blanc bleu cette Brigitte. Je suis curieuse de l’entendre.
— D’ailleurs à ce propos, essaie de bien l’observer quand l’huissier l’introduira dans la salle d’audience et observe aussi ton père.

 La cour était en place depuis un bon quart d’heure.
Tout le monde discutait avec tout le monde sans que la juge s’en émeuve. L’huissier attendait devant la salle des témoins en passant d’une jambe sur l’autre. Le silence se fit spontanément quand l’huissier disparut un instant pour réapparaitre en compagnie des deux personnes attendues.
Tête bien droite, regard fixe en direction du bureau de la juge, stricte dans un tailleur noir à col blanc sur une jupe noire à large liseré blanc également, Brigitte Depierre s’avança vers la barre des témoins. Main gauche appuyée sur l’avant-bras de l’homme qui l’escortait, une canne dans la main droite, elle n’eut pas un regard pour le box de l’accusé, ce qui n’échappa pas à Adrien.
— Madame le juge, veuillez nous excuser pour ce retard dû à un bouchon sur l’autoroute lié à un accrochage sans gravité, fit l’homme avant de rejoindre le premier rang du public. Brigitte cramponna la barre avec sa main libérée et resta ainsi, immobile, inexpressive.
— Madame Depierre, désirez-vous qu’on vous apporte une chaise ? demanda la juge.
Elle fit non de la tête et attendit la suite.
— Madame Depierre, nous avons souhaité entendre votre témoignage, vous sentez-vous capable de répondre à nos questions ?
Toujours droite et raide, elle fit oui d’un léger signe de tête.
— Huissier, lisez le texte du serment.
« Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites je le jure. »
Brigitte fit passer sa canne de la main droite à la main gauche, s’éclaircit la gorge d’une petite toux sèche et dit d’une voix faible : je le jure.
— Madame Depierre, reprit la juge, si à un moment ou un autre, vous ne vous sentez plus en état de répondre, dites-le, nous vous accorderons une pause. D’accord ? Madame Depierre, racontez-nous votre journée du onze juin dernier.
— Le onze juin, j’ai passé l’essentiel de la journée à Reims.
— À quelle heure avez-vous quitté votre domicile ?
— Il devait être huit heures et demie.
La juge hocha la tête en signe d’accord sur la concordance de l’heure avec le témoignage du voisin.
— Pouvez-vous nous dire ce que vous avez fait à Reims ?
— J’avais l’intention d’aller voir ma fille mais en route je me suis souvenue que c’était son jour de permanence vétérinaire. Mais je n’ai pas fait demi-tour, Reims est une ville que j’aime bien. Promenade, restaurant, shopping, musée de l’auto, j’ai bien occupé ma journée.
— Vous n’avez rencontré aucune connaissance à Reims ?
Brigitte fit lentement le signe non de sa main droite qu’elle reposa aussitôt sur la barre.
— À quelle heure êtes-vous rentrée chez vous ?
— Vers vingt et une heure trente, vingt-deux heures.
— Quand vous êtes rentrée chez vous, qu’avez-vous vu ?
— J’ai su que mon mari était rentré car sa voiture était dans l’allée. Je suis passée par la porte de la véranda puis j’ai ouvert la porte du hall et là, j’ai senti… J’ai vu…
L’accompagnateur de Brigitte se leva du premier rang et fit des deux mains le signe de calmer les questions.
— Nous comprenons madame…
— Alors j’ai hurlé, hurlé, hurlé… Puis quelqu’un est rentré, mon voisin je crois. Je ne pouvais plus bouger, plus rien faire. C’est lui qui a appelé la gendarmerie. Quand les gendarmes m’ont vue, ils ont aussitôt appelé une ambulance pour m’emmener à l’hôpital. Là quelqu’un m’a fait une piqûre et… je n’ai pas d’autre souvenir.
— Merci madame Depierre, voulez-vous vous reposer un instant ?
À nouveau Brigitte fit non de la tête.
— Maitre Lacote, avez des éclaircissements à demander ?
L’avocat général se leva, prononça d’une voix douce :
— Madame, le drame a eu lieu entre huit heures et midi. Il est important de prouver que vous n’étiez plus à Guignicourt pendant ce créneau. Par exemple grâce à votre téléphone portable qui pourrait fournir des indications à ce sujet.
— il était déchargé, je ne l’ai pas emporté.
— Peut-être pouvez-vous fournir une preuve d’achat fait à Reims ?
— Il est possible que j’aie gardé la note du restaurant dans le sac que j’avais ce jour-là.
— Merci madame, c’est tout.
— À vous maitre.
— Madame Jankovski, c’est votre nom de jeune fille n’est-ce pas ?
Brigitte leva les yeux vers l’avocat, eut un mince sourire vite estompé. Souriant aussi, Adrien continua.
— C’est sous ce nom que vous vous présentez sur les réseaux sociaux, enfin plus précisément sur le site des « Copains d’école » ?
— C’était mon nom dans les établissements que j’ai fréquentés. Mes anciens amis me connaissent comme ça.
— C’est sur le site internet des « Copains d’école » que vous avez retrouvé l’accusé ?
— Oui.
— Qui le premier a recherché l’autre, vous ?
— Non.
« Mais si Brigitte, rappelle-toi, tu m’as demandé si j’acceptais que tu m’ajoutes sur ta liste d’amis » protesta Yannick en se levant.
— Monsieur Lefevre, vous n’avez pas à prendre intempestivement la parole, fit la juge.
— Est-ce que l’accusé dit vrai ? reprit Adrien d’une voix douce. C’est facilement vérifiable sur le site.
Brigitte haussa les épaules.
— Peut-être, je ne m’en souviens plus.
— D’après ce que je sais, vous connaissez l’accusé de longue date, vous étiez à l’École Normale ensemble, du temps où elle existait encore, n’est-ce pas ?
Brigitte acquiesça lentement de la tête.
— Vous fréquentiez quelle école avant d’entrer dans cette dernière ?
— Je suis Saint Quentinoise donc j’allais dans un collège de Saint Quentin.
— Saint Quentin, dans quel quartier ?
— Faubourg d’Isle.
— D’accord. À l’EN, vous appeliez votre école comme ça je crois, étiez-vous amoureux l’un de l’autre ?
Brigitte fit une moue sceptique.
— Pourtant vous avez accepté de revoir Yannick Lefevre au début du mois de mai.
— Oui, mais je ne vois pas…
— Et vous avez proposé de l’héberger quand il a dû revenir un mois plus tard.
— Oui, en camarades.
— En simples camarades ? Ne lui avez-vous pas fait des avances.
— Nous avions été bons amis jadis. J’ai simplement voulu reprendre notre relation d’amitié.
— Jusqu’à faire l’amour avec lui ?
Brigitte haussa les épaules avec dédain.
— Yannick m’a dit qu’il en rêvait depuis l’adolescence, ça s’est fait comme ça, entre adultes.
« Brigitte, ce n’est pas vrai, tu n’étais pas indifférente, loin de là ! »
— Monsieur Lefevre, je vous donnerai la parole à la fin de l’intervention de votre avocat. En attendant, veuillez observer le silence. Et vous maitre, faites attention à la bienséance de vos questions.
— Bien madame le juge. Madame Depierre, avez-vous vu Yannick Lefevre manipuler le fusil de guerre que votre mari n’aurait pas dû posséder ?
— J’avais peur de cette arme, j’ai peur de toutes les armes. L’accusé a manipulé ce fusil et m’a dit qu’il était chargé et prêt à tuer. Il a démonté le chargeur, m’a montré les balles et m’a dit que si je voulais, il pouvait le rendre inoffensif. J’ai dit oui. Il semblait bien s’y connaitre.
— Ce qui explique que ses empreintes se soient retrouvées sur cette arme. Votre mari était chasseur, que chassait-il ?
— Chevreuils, sangliers, lièvres, bécasses, perdrix, canards sauvages.
— Que faisiez-vous de ce gibier ?
— Soit il me demandait de le préparer, soit nous le mettions dans un congélateur au garage.
— Tout mélangé ?
— Il y a un congélateur bahut pour la plume et un autre pour le poil.
— Autre chose, vous dites être revenue de Reims vers vingt et une heure trente, vingt-deux heures. Lui était censé arriver chez vous le matin, vous ne teniez pas à l’accueillir ?
— Il m’avait dit devoir retourner aussitôt à son cabinet et donc que je pouvais disposer de mon temps à ma guise.
— Hum. Une dernière question, qui s’occupait du jardin ?
— C’est mon mari qui s’occupait des parterres de fleurs.
— Merci madame.
— C’est tout maitre ? Monsieur Lefevre, avez-vous des questions à poser au témoin ?
— Je veux simplement dire que j’ai vraiment cru que Brigitte était heureuse de me retrouver, qu’elle regrettait sa vie avec son mari et que si elle avait su, il y quarante-huit ans…
Brigitte se tourna vers le box et fixa Yannick d’un œil froid.
— J’étais loin de penser que tu prévoyais de tuer mon mari. J’espère que la justice t’infligera ce que tu mérites !
— Silence ! articula la juge comme le brouhaha s’amplifiait dans le prétoire.
À la demande de la défense, reprit-elle, de nouvelles investigations vont être menées demain jeudi toute la journée. L’audience reprendra vendredi à neuf heures.

 Flora et Adrien marchaient dans les rues moyenâgeuses de la ville haute en direction de leur logement tout en commentant les auditions de la journée.
— Tu penses avoir avancé dans la défense de papa ?
— Oui, grâce au témoignage de Claire Métral, un peu moins avec celui de Brigitte Depierre. J’ai quand même obtenu une petite victoire mais personne ne s’en est rendu compte.
— Ah oui ? Laquelle ?
— Elle a parlé des congélateurs à gibier alors qu’elle ignore le fait qu’on a retrouvé une plume collée par le sang dans le dos de son mari. Si c’est ce que je pressens, sous ses airs hautains, cette femme est véritablement diabolique.
— Tu ne penses tout de même pas que c’est elle qui a tiré les deux coups de feu !
— À la voir comme ça, je pense qu’elle en est incapable. Et puis pourquoi aurait-elle fait ça elle-même ?
— Comment vois-tu la suite ?
— Demain je vais me déplacer à Guignicourt pour superviser les nouvelles recherches que j’ai demandées et les orienter dans le bon sens.
— Veux-tu que j’aille avec toi ?
— Ce serait mal vu par la gendarmerie.