9. Interprétations
Sur l’autoroute du retour, Yannick avait tout analysé de la page profil, des courriels échangés et de l’attitude de Brigitte vis-à-vis de lui lors de leur rencontre. Le premier point qui lui semblait étrange, c’était la réticence de celle-ci à parler de son mari. Il lui semblait que l’épouse d’un médecin était en général fière de son mari mais là, ce n’était visiblement pas le cas.
Pourquoi ?
Sur sa page, elle s’était inscrite sous son nom de jeune fille : Jankovski. Le nom de Depierre n’apparaissait pas. Peut-être était-ce pour être plus facilement identifiée par ses anciennes camarades d’école, mais elle aurait pu associer les deux noms ce qui n’aurait pas été un problème. Or elle ne l’avait pas fait.
Pourquoi ?
Ils avaient passé l’après-midi ensemble et à aucun moment elle n’avait montré une quelconque impatience de rentrer chez elle.
Pourquoi ?
Quand il lui avait proposé ce rendez-vous dans la brasserie du Parvis, elle avait un peu tardé à envoyer une réponse positive. Si cela lui avait posé des difficultés, il eut été facile pour elle de décliner aussitôt l’invitation, elle ne lui devait rien.
Mais elle avait accepté tardivement, pourquoi ?
Avait-elle d’autres rendez-vous qu’elle avait dû reporter avant d’accepter son invitation ? Auquel cas elle lui aurait-elle donné la priorité ?
Comment analyser cette façon délicate qu’elle avait eu de poser sa main sur son bras pour lui demander la cause de leur séparation jadis ? Avait regretté et possiblement phantasmé la vie qu’elle aurait pu avoir avec lui ?
Et la manière qu’elle a eu de presser la main qu’il lui avait tendue quand elle avait failli trébucher sur les pavés inégaux du passage sous l’arche de la porte de Soissons.
Et l’étrange expression qu’avait eu son visage quand ils s’étaient placés à l’endroit exact où jadis ils avaient échangé leur premier baiser et sa façon de lever la tête vers lui à ce moment-là.
Et puis au final, leurs lèvres qui s’étaient effleurées parce qu’elle avait légèrement tourné la tête au moment de la dernière des quatre bises d’au revoir. Était-ce volontaire ? Calculé ? Elle n’en avait montré aucune gêne.
Comment interpréter tous ces indices ? Ne se faisait-il pas un film basé sur tous ces petits riens ? Ne serait-ce pas lui qui alimentait un ancien désir refoulé ?
Le puissant coup de klaxon d’un poids lourd qui le talonnait le fit sursauter. Sa voiture roulait à quatre-vingts kilomètres à l’heure sur la voie de gauche. Il jeta un coup d’œil à son rétroviseur droit, leva une main en guise d’excuse, se rabattit et se laissa dépasser. Le camion actionna son warning pour le remercier.
« Aïe, il faut que je fasse plus attention. J’étais encore en train de rêver. Un régulateur de vitesse ne se désactive pas tout seul, j’ai dû toucher le frein ou l’embrayage sans le vouloir.
Bon, allez, j’oublie Brigitte et je me concentre sur la conduite. De toute façon, ma vie c’était Agnès et elle seule. Elle était belle, douce et gentille mon Agnès.
C’était aussi une très belle fille Brigitte. C’est encore une belle femme, dans un genre différent de mon Agnès bien sûr. Je dois reconnaitre que Brigitte n’a pas l’aspect un peu fané de beaucoup de femmes de nos âges. Elle se maquille bien, elle s’habille bien, elle se tient bien, elle sent bon.
Bon, je ne vais pas la plaindre, elle a eu la vie qu’elle s’est choisie. Si elle me voulait vraiment à l’époque, il lui aurait été facile de me faire savoir que c’est moi qu’elle avait choisi. Je suis sûr qu’à l’époque je serais revenu. Mais elle ne l’a pas fait. Orgueil ou manque d’amour ?
Elle a aliéné sa liberté en abandonnant son métier d’institutrice. Là, je pense qu’elle a eu tort.
Mais elle n’est pas sotte, elle a bien dû se rendre compte qu’elle allait dépendre de ce Depierre. L’aimait-elle quand elle a accepté sa proposition ? D’après ce que j’ai cru comprendre, elle a dit oui bien vite. Un double oui, même. Coup de foudre, envie d’aventure ou calcul et pari sur l’avenir ?
Il faut que j’arrête de penser à tout ça, ça ne me mène à rien. En réalité s’il y a problème, ce n’est pas le mien et ce n’est pas à moi de le résoudre.
Au fait, où suis-je ?
Un panneau autoroutier ne tarda pas à le renseigner : Bourg en Bresse 92 km.
« Dans deux heures et demie, je serai chez moi. »